Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

Objets-livres de Brig Laugier

Plis

sur les objets-livres de Brig Laugier

par Gilbert Pons

« Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne. » Gilles Deleuze, Le Pli.

J’ai rencontré Brig Laugier, la dévoreuse de livres, dans des circonstances qui ne sont pas indifférentes. Je rentrais à Ussel, l’une des villes où je travaille, par un beau dimanche de la fin septembre ; mais au lieu de remonter en Corrèze par le plus court trajet, comme je le fais d’habitude, je pris un chemin détourné, un chemin qui, après bien des zigzags, bien des crochets — des ricochets aussi —, passait par un coin perdu au fin fond du Quercy, un coin charmant où des amis de Cahors m’attendaient. C’était le chemin des écoliers. J’ai traversé des paysages incertains qui ressemblaient un peu à mon adolescence. Mon impression fut mitigée, mélancolique, une impression de déjà vu et d’ignorance. J’ai parcouru des successions de collines et de vallées, la route sinuait beaucoup entre ces reliefs peu accusés mais changeants, pittoresques, et en atteignant enfin la maison de mes amis — ils sont libraires — j’étais heureux et soulagé car, chemin faisant, j’avais perdu deux ou trois fois le fil de mon itinéraire. C’est chez eux que j’ai fait la connaissance de cette femme intrigante et compliquée, au visage mince et allongé, en lame de couteau, aux yeux bleu vert, ou bleu acier, au regard tour à tour craintif et coupant, aux mains délicates et expressives.

Sans être bibliophile, Brig Laugier aime les livres — d’ailleurs elle en consomme des quantités —, mais elle les aime à sa façon, qui est spéciale, qui est perverse aussi, et inquiétante, car elle passe moins de temps à les lire ou à les consulter qu’à en plier adroitement les pages pour en faire des sortes de tombeaux sophistiqués, des tombeaux pleins de crevasses régulières. En les voyant de loin, ou négligemment, certains d’entre eux du moins, on pourrait croire qu’elle pratique des saignées à même la tranche, qu’elle incise le papier avec un rasoir ou un scalpel très affûté, tant les angles qu’elle obtient paraissent francs et biseautés ;  on pourrait croire qu’elle a voulu se venger des blessures que le tranchant de pages trop bien massicotées a pu infliger quelquefois à la pulpe de ses doigts en tailladant à son tour le papier, dans l’épaisseur. Mais non, elle n’utilise pas le moindre canif et si elle maltraite les gros pavés ou les petits formats qui lui servent de cobayes, si elle montre à leur égard une incroyable cruauté, c’est d’une manière plus indirecte et surtout plus subtile.

Les photographies sont de Nicole Detourbe

À proprement parler, elle n’enlève rien aux livres et ne leur ajoute rien non plus, nonobstant elle les prive d’une part d’eux-mêmes – la plus symbolique, la plus considérable – et leur apporte en même temps je ne sais quoi de primordial, une autre force d’expression. Cette redoutable lectrice n’est pas plus sectaire dans le choix de ses matériaux, notamment de leur ancienneté ou de leur provenance, que dans la sélection des titres ou des auteurs et elle travaille aussi bien sur des grimoires ou sur de bons gros dictionnaires à reliure coriace, comme le Bailly ou le Gaffiot — peut-être s’agit-il d’un règlement de comptes avec son passé d’étudiante, avec les langues mortes ? —, que sur des romans contemporains ou des ouvrages de poésie de taille plus modeste. Seule restriction, elle n’intervient jamais sur les livres dont le lecteur doit fendre les pages lui-même à l’aide d’un coupe-papier, sans doute à cause de l’irrégularité ainsi produite sur les bords, sans doute à cause de l’effritement de la matière première, des miettes impalpables, toutes choses qui pourraient nuire à la netteté, à la précision absolue qu’exige son travail ; mais c’est peut-être aussi pour des raisons personnelles qu’elle n’intervient pas sur les ouvrages publiés par les éditeurs qui, à l’instar de José Corti, ne rognent pas leurs livres à la machine.

Généralement, les lecteurs sans gêne ou désinvoltes cornent les pages lorsqu’ils n’ont pas de signet sous la main ; eh bien, cette artiste le fait aussi, mais avec le plus grand soin, systématiquement, et pour brouiller tous les repères. Son but, il me semble, est de détourner le lecteur potentiel de son activité favorite, son but est de le perturber, en faisant du livre un objet différent, hermétique, un objet de contemplation qu’il faut bien poser quelque part, qu’il faut bien placer en lieu sûr, tant il est devenu fragile, un objet si complexe qu’il ne se prête plus guère aux manipulations normales. Brig Laugier est d’une virtuosité diabolique dans l’art du retournement, en tous les sens du terme. Généralement, on range les livres dans la bibliothèque après les avoir lus, elle les en sort et les dérange. Pour les mettre à l’abri de la poussière, on les tient fermés, pressés les uns contre les autres, et on n’aperçoit d’eux que le dos, jamais la tranche. Brig Laugier, avec un mélange d’exhibitionnisme et de pudeur, montre ce que l’on cache, et vice versa. En pliant les pages, qu’elle a rendues mystérieuses et belles avec leurs lettres en désordre comme de fines mouchetures, elle a découvert une technique originale et raffinée pour caviarder tous les mots. Elle ouvre les ouvrages à sa manière, définitive, mais, avec une patience infinie, elle rabat les pages sur elles-mêmes afin qu’on ne puisse plus les feuilleter, de la sorte elle réussit cette étonnante gageure de resserrer, de recroqueviller le livre sur lui-même tout en l’évasant, tout en lui donnant plus d’ampleur, plus d’espace pour exister. Elle condamne les livres, comme d’autres condamnent portes et fenêtres, sans contredit, mais c’est avec douceur, sans avoir l’air, pour mieux les imposer ; ce faisant, elle réalise des sortes d’éventails volumineux et lourds, impraticables, ou bien de drôles de soufflets, béants, paralysés. La surface du papier, qu’on ne voit plus que de biais, occulte alors les mots ou les dévalorise. Bref, elle rend inaccessible par ses gestes de plasticienne ce que l’écrivain s’était échiné à rendre, à faire savoir, ou bien à suggérer. C’est du bout des doigts que les aveugles parviennent à lire, c’est du bout des doigts qu’elle empêche de le faire ceux qui voient. Scrupuleuse jusqu’à la maniaquerie, cette artiste plie les livres, au sens où on les emballe dans du papier, afin d’en faire des énigmes, afin de les livrer au regard, de les offrir. Je crois cependant qu’on aurait tort de reconnaître en elle une sorte de Christo reconverti soudain dans des activités lilliputiennes, car elle enveloppe les bouquins par l’intérieur et non comme on le fait d’ordinaire. Le résultat est fascinant, il est spectaculaire. Bien entendu je n’ai pas résisté à la tentation et lui en ai acheté un. Mais l’exemplaire que j’ai choisi n’est pas comme les autres, c’est pour cela peut-être qu’il m’a tapé dans l’œil. Je dis dans l’œil car, l’ayant acheté « sur catalogue », je ne l’ai pas encore sous les yeux — je veux dire sous la main — et attends avec impatience de le recevoir pour l’examiner sous toutes les coutures et vérifier ainsi le bien-fondé de mes dires. D’après la photographie, l’ouvrage en question, un vieux traité de grammaire latine, un classique d’Alfred Ernout (1), bâille en son milieu à cause de ses pages pliées en alternance, mais les bords, eux, sont suturés avec de la ficelle. Un peu boursouflé, comme s’il contenait une poche d’air, le livre donne l’impression d’avoir quelque chose à dire, pourtant sa bouche est bel et bien cousue aux deux extrémités. Néanmoins, je préfère voir dans cet ouvrage une allusion à certains rituels qui sont encore pratiqués en Afrique. Là-bas, les femmes qui ne peuvent plus avoir d’enfants, les femmes que l’âge ou les maladies ont rendues stériles, cousent les lèvres du sexe des petites filles jusqu’à leur mariage, pour mettre leur virginité à l’abri des doigts trop curieux ou des séducteurs indiscrets. On utilise un joli mot pour désigner ce traitement protecteur : infibulation. À nos yeux d’Occidentaux cultivés et sensibles c’est une horrible opération, un supplice barbare. Je me demande si je ne vais pas lui adresser, en guise de clin d’œil, en guise de provocation, Le sexe de la femme, de Gérard Zwang. J’ai surtout très envie de lui confier mon Horloge de sable, afin de voir ce que ses mains fines et expertes en tireraient ; j’ignore comment je réagirais au spectacle de ce petit ouvrage métamorphosé en une fleur grise et sèche déployant ses pétales anguleux à proximité de son alter ego demeuré dans l’état. Qui sait ? Ce traitement spécial donnera peut-être à cet opuscule austère une notoriété paradoxale et tardive que son tirage limité, la minceur de son sujet, et sa réputation confidentielle, ne pouvaient guère lui fournir.

J’envisage de rédiger un article pour elle, un article tiré par les cheveux, une façon comme une autre, on l’aura compris, de le faire aussi pour moi. J’envisage une sorte d’explication, littéralement, moins pour dénouer les fils de son travail que pour en faire saillir quelques implications. Ainsi chacun de nous aura-t-il mis son grain de sel. En affirmant cela je m’avise que j’ai commencé sans elle et qu’elle risque d’être froissée en l’apprenant. Mais il me reste la ressource de prendre les devants, de lui adresser ce que je suis en train d’écrire, avec l’espoir qu’en cas d’irritation ou de dépit elle pourra toujours le mettre en pièces, ou plus probablement le mettre en œuvre , c’ est-à-dire en plis.

Ussel (28 septembre-15 octobre 1997)
Je viens de recevoir, enfin, l’ouvrage que je lui avais commandé. En fait, elle m’en a envoyé un autre, très voisin, il est vrai, du volume initialement prévu, par la taille, par la couleur, par le thème, très voisin surtout par le traitement subi, et publié par le même éditeur, Klincksieck, sans doute à la même époque. Il s’agit de la Phonétique Historique du latin, de M. Niedermann. Quant à la Morphologie Historique du latin, ma couturière, dans une lettre embarrassée où elle s’excusait de son oubli, m’a avoué qu’il avait été vendu l’an dernier lors d’une exposition à Stuttgart, la capitale du livre en Allemagne

 Gilbert Pons
Gazogène n°21

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