Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

Berthe

Berthe ou le présent de la lumière

par Pierre Dhainaut

ELLE NE SIGNE que de son prénom, Berthe. Elle vient d’avoir quatre-vingt-neuf ans, elle peint depuis une trentaine d’années, avec la même ferveur, inlassablement.

Plusieurs fois j’ai rencontré Berthe, je possède deux de ses toiles (pour les voir il suffit que je regarde l’un des murs de la pièce où j’écris ce texte), et cependant je ne lui ai jamais demandé ce qu’elle recherche dans la peinture : une telle question aurait été absurde. De son œuvre émane, en effet, une lumière si vive que sa source me semble évidente, la joie, celle d’abord que la main éprouve à l’acte même de peindre, celle aussi d’animer tout un monde.

Berthe : Les Ballons Rouges, peinture

Berthe : "Les Ballons Rouges"

Ce monde, il est facile de le définir par les sujets où les scènes que Berthe affectionne, qui reviennent de tableaux en tableaux comme autant de variantes inépuisables d’un thème unique. Aussitôt nous en prenons conscience avec plaisir, elle ignore les espaces clos, les intérieurs, les natures mortes isolées. Et de même, sur les nombreuses façades dont elle a rendu le détail, elle refuse que les volets soient fermés. Aucune muraille aveugle. Quand il n’y a pas assez de fenêtres, Berthe ajoute des oriflammes et des enseignes. Elle voit la ville exactement •. comme elle voit la campagne, sans opposition de l’une à l’autre, aussi vastes l’une que l’autre, aussi vibrantes. Ce qu’il lui faut, ce. sont des rues, des carrefours, des ponts ou des places, des cours de ferme ou des chemins, des lieux donc où vont et viennent, où s’accordent adultes et enfants, hommes et animaux. Rares, les paysages qui ne présentent pas de figures. Mais cette vue d’un canal avec ses barques, par exemple, est- elle différente de cette autre évoquant un marché ? Ce ne sont pas, bien sûr, les sujets ou les scènes qui à eux seuls singularisent l’art de Berthe, mais la manière dont elle les transfigure : les personnages, les édifices et les objets, s’ils demeurent identifiables, n’ont d’existence qu’ensemble dans le rythme des lignes et des surfaces, dans le même enchantement coloré.

Souvent, par un dessin d’une extrême finesse, Berthe se plaît à décrire une façade pierre après pierre, poutre après poutre, mais ce dessin n’a d’intérêt à ses yeux que dans la mesure où il valorise chacune des notes de couleur qui vont s’y loger. Et celles-ci seront harmonisées selon des règles ou plutôt des affinités toutes poétiques : le bleu du reflet sur une vitre correspond à celui de la robe d’une petite fille au soleil. Plus souvent, dans la même toile, Berthe renonce à la précision du trait et de la touche afin de donner libre cours au geste qui déploie les couleurs et les fond comme dans l’arc-en-ciel et ne revient sur ses traces que pour s’arrondir, s’agrandir encore : voici des arbres ou des fleurs, beaucoup d’arbres, beaucoup de fleurs. Berthe peut multiplier les éléments les plus divers ou varier les techniques, rien n’est lourd, rien n’est confus. Elle peint la lumière qui dilate les contours, qui respire.

Berthe : Le Pont Neuf, revue Gazogène n°18

Berthe : "Le Pont Neuf"

Ici, pas plus qu’à la solitude aucun droit n’est laissé à la nuit, à l’hiver. C’est toujours la bonne heure des rencontres. Aussi Berthe n’a-t-elle pas à signer autrement que par son prénom : l’art avec elle n’est pas l’instrument d’une affirmation de soi, il n’est pas non plus sa propre fin. Berthe ne travaille ni devant le motif ni d’après des documents photographiques. Qu’il s’agisse de Venise ou de Montmartre ou de ce village au pied d’une colline, elle préfère le souvenir. Une vie qui fut active, qui fut pleine, se décante en confiant à la peinture sa mémoire, et la peinture remercie la vie, la métamorphose en lumière. L’art, selon Berthe, est ce temps qui s’ouvre ou, pour mieux dire, ce présent qui recueille, qui à la fois épanouit dans l’offrande.

Pierre Dhainaut
Gazogène n°18