Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

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Art naïf et maisons closes

L’ouvrage de Romi : Maisons Closes (éd. de. 1955), comporte un chapitre intitulé Les Arts Populaires. On y trouve reproduit quelques dessins « naïfs » exécutés par des souteneurs et autres repris de justice et représentant des scènes liées à la prostitution.
Dessin à l’encre bleue. Intérieur de Maison
Raoul Alba, condamné à 20 ans de travaux forcés (1928)

La lecture de ces pages donnent bien des regrets : que sont devenus les dessins du détenu Fanfan dont, nous dit Romi, le peintre et illustrateur Dignimont aurait possédé tout un cahier ? De même, où sont passées les œuvres de ce « Monsieur Migron » que Romi présente ainsi : « … véritable illustrateur de l’histoire contemporaine des malfaiteurs, (il) a dessiné vers 1930 une curieuse suite de compositions à personnages multiples sous le titre général de La pègre (… ). On connait encore parmi les dessins de ce peintre de mœurs : La Bagarre au Bal Musette, La Tournée de la Sous-Maîtresse, Les Amis du Patron, et une trentaine d’épisodes quotidiens de la vie des dames galantes ».


La Bagarre des gars du Milieu
D
essin aux crayons de couleurs par Guillot, souteneur lyonnais, fait à la prison Saint-Paul à Lyon (vers 1929).

La plupart des œuvres exécutées par les gens du Milieu sont d’inspiration vériste : reproduction minutieuse de leurs crimes et délits, de vengeances, de bagarres, de coups et blessures, sans oublier les-scènes de ménage…

Comme toujours, les créateurs véritablement inventifs sont rares, même si Romi précise : « Il peut parfois se trouver parmi eux un peintre instinctif réellement doué comme Martin, le relégué, onze fois évadé de la Guyane, dont le Docteur Vinchon a publié les dessins qui évoquent les forêts dessinées feuille à feuille dont rêvait le bon Rousseau ».


Ma Gonzesse
.
Dessin exécuté au bagne par Raoul Alba,  condamné de droit commun (1930)

Jean-François Maurice
Gazogène n°13




Le monde enchanté de Gaston Mouly

Le monde enchanté de Gaston Mouly

par Jean-François Maurice

Dessin de Gaston Mouly
Dessin de Gaston Mouly

Gaston Mouly est lotois et j’ai la chance d’habiter le Quercy. Encore fallait-il le rencontrer ! Cette chance m’a été donnée avant même qu’il ne soit un nom dans l’Art Brut à la suite d’un concours de circonstances assez étrange qui m’avait mis en contact avec le photographe Philippe Soubils. Ce dernier « suivait » en effet depuis longtemps un sculpteur marginal malheureusement trop méconnu Zaccariou. Ce dernier avait obtenu une commande pour réaliser une sculpture monumentale au Lycée de Gourdon. Hélas, entre le projet et la réalisation il y avait loin ! Heureusement, un entrepreneur en maçonnerie qui venait de prendre sa retraite offrit généreusement son service. Cet homme, au cœur sur la main, c’était Gaston Mouly. Déjà il créait des œuvres originale en ciment armé. Ses Galettes représentaient des personnages qui seront repris ultérieurement dans ses dessins. Ces formes ressemblaient à des pains croustillants : pains frottés au lard, à l’ail et poivrés qu’on appelle « fougasses ». Avec le recul, ces œuvres peuvent s’apparenter étrangement avec celles, de même nature, de cet autre classique de l’Art Brut qu’est Sallingardes, de Cordes. Toutefois aucune relation ne peut être établie entre eux ! Magie de la création ? Identité de matériaux, identité de formes ? Imaginaire régionaliste et folkloriste commun ? Mystère.

En ce temps là, Gaston Mouly créait sous sa maison un monde à lui. Le ruisseau coulait et les statues en béton armé s’érigeaient. Merveilles de spontanéité et de fraîcheur, de naïveté et d’innocence. Cependant Gaston Mouly, en maçon responsable, dessinait ses projets et préparait soigneusement ses armatures métalliques. Il me l’a dit lui-même : c’était techniquement irréprochable.

Gaston Mouly
Dessin de Gaston Mouly

Or, à la suite d’un premier contact avec Gérard Sendrey à Bègles, Gaston Mouly va reprendre et développer ses dessins aux crayons de couleurs. Et la magie va opérer ! Les dessins vont non seulement prolonger l’œuvre « sculptée » mais encore l’accentuer.
Les dessins de Gaston Mouly sont d’une fraîcheur époustouflante ! Ce n’est pas seulement l’enfance qui revient mais une multitude d’impressions de souvenirs, de scènes vécues directement ou par ouïe-dire… Toute une mémoire rurale, régionaliste et pourtant universelle ! Que de fugaces souvenirs sont ici transposés et conjugués de mille manières. Contrairement à ce qui a pu s’écrire ici ou là, Gaston Mouly ne triche jamais même si chaque dessin peut être une interprétation d’une même scène, d’un même souvenir, d’un même événement. Qu’importe car l’imagination de Gaston Mouly en plongeant ses racines dans ses souvenirs d’enfance rejoint l’imaginaire collectif. Quelque soient les saynètes, il y a une immense joie, un grand bonheur de vivre dans chaque œuvre de Gaston Mouly, et ce plaisir, il sait comme personne nous le communiquer.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16


Thierry Lambert, « L’Indien Blanc »

« L’Indien Blanc »

par Jean-François Maurice

"L'esprit des mondes premiers", Thierry LambertThierry Lambert : L’Esprit des Mondes Premiers

L’attirance de Thierry Lambert pour l’art des Indiens des plaines n’est pas un jeu gratuit ni même une simple fixation à l’enfance. Elle recoupe une attitude plus générale face à la vie, attitude que faute de mieux nous qualifierons de panthéiste. Son souhait de nudité, de « peindre nu », a pu sembler outrancier et caricatural mais je le crois sincère et en accord avec sa sensibilité et sa vision du monde.

Certes, Thierry Lambert n’a pas la naïveté d’imiter l’art des Indiens ! Mais il cherche, comme eux, à se replacer face au monde dans une position de  « médium » pour lequel l’art, la création esthétique, n’implique aucune transcendance. L’artiste n’est qu’un « passeur de choses », un « couturier de réalité » en apparence disparates. Voici pourquoi les personnages dessinés et coloriés s’apparentent à mes yeux à des patchworks ou prédominent les formes triangulaires et les lignes brisées. Ils semblent réalisés à main levée et comme limités par une invisible aiguillée : plus de fil au bout de l’aiguille de l’imagination et le dessin s’arrête !

Quelle destin peut avoir une telle forme d’expression ? Ne va-t-elle pas s’appauvrir, se scléroser, devenir stéréotype à l’instar d’autres formes « médiumniques » ? Ne peut-elle devenir caricature d’elle-même une fois exploré toutes ses potentialités symboliques ?

Ce danger, Thierry Lambert l’a déjoué en réalisant des livres uniques à partir de textes inédits d’auteurs tels Andrée Chedid, Michel Butor, Bernard Noël…

Ainsi s’enchevêtrent signes et symboles, correspondances visuelles et conceptuelles.

L’écriture magique rejoint la magie de l’écriture. Pour notre plus grand plaisir.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16


Pierre Pascaud : Seules les tempêtes connaissent leurs noms

Seules les tempêtes connaissent leurs noms

Un conte de Pierre Pascaud

Une valise à la main, l’homme et la femme sont arrivés à l’aube, mystérieux fantômes vêtus d’une ample voilure blanche tenant du sari et de la djellaba. Ils glissaient silencieusement parmi les ombres de fin de nuit. Ils s’arrêtèrent sur la place. La nouvelle ne tarda pas à se faufiler de maisons en maisons. Bientôt presque tous les habitants entouraient les étranges visiteurs qui se tenaient immobiles, muets, leurs yeux bleus flottant à la surface d’un songe de source vive. Dans la foule, l’inquiétude fit bientôt place à la curiosité.

– Qui êtes-vous ? demanda le maire.
– Nous ne sommes que nous-mêmes, et seules les tempêtes connaissent nos noms.
– Ce sont peut-être des illuminés évadés d’un asile psychiatrique…, suggéra quelqu’un.
– Ou bien des sorciers…, avança un autre.
– En vérité, dirent d’une seule voix les visiteurs, nous étions jadis des imagiers de l’enfance, mais, maintenant que l’incendie menace même les plumiers, nous sommes devenus annonciateurs de purification et semeurs de division. Alors ils sortirent de leurs valises des pinceaux, ainsi que des pots de peinture, d’où s’envolèrent d’innombrables corbeaux qui se posèrent sur toutes les antennes de télévision.

Dessin de Pierre Pascaud

Illustration : Pierre Pascaud

– Voici venu, dit la femme, le temps d’agonie des écrans de turpitudes et de mensonges.
– Mais de quoi vous mêlez-vous ? grogna le maire.
– De l’authenticité ! répondit l’homme, en jetant dans l’azur les pinceaux qui n’en finissaient pas de surgir de sa valise, puis dessinaient dans le ciel de gigantesques champignons de brouillard.

C’est alors que la femme attira vers elle celui que le village appelait Agnus, à cause de son innocence angélique.
– Vous n’avez pas le droit de nous enlever cet enfant, protesta le maire. Bien qu’il soit faible d’esprit il ne nous en est pas moins utile pour nettoyer les caniveaux.

Sourds à ces propos réprobateurs, les visiteurs s’élevèrent dans l’air avec Agnus, qu’ils tenaient par la main, et que le vent habilla de feuilles d’or.

Bouche bée, les habitants ne disaient mot.
L’homme clama d’une voix puissante : « Il nous fallait absolument sauver l’homme authentique. c’était un ordre et une nécessité afin que le monde soit débarrassé de ses scories et que, de toutes les œuvres d’art, seuls soit sauvegardés les dessins inventés en secret avant la re-naissance. »

Brusquement une lueur intense souda les paupières des corrupteurs cupides, gribouillant leur vanité sur les estrades de foire, où grouillaient les gonocoques et les staphylocoques de leur lubricité. C’est alors, et alors seulement, que l’entrée des cavernes fut de nouveau gardée par des dragons.

Pierre Pascaud
Gazogène n°16


Robert Roman : Le lion… un rêve.

Un Rêve

par Robert Roman

Les lions parlent-t-ils le langage des humains ? Question idiote, bien sur. Pourtant, celui que j’ai rencontré cette nuit, faisait bel et bien des efforts en ce sens…

"Six têtes blanches", Robert Roman, 1995
« Six têtes blanches », Robert Roman, 1995

Je me trouvais dans un appartement que je ne connaissais pas et me demandais comment j’avais pu arriver en ce lieu coloré envahit par des coussins moelleux et d’épais tapis aux motifs compliqués et aux couleurs multiples. J’étais à l’entrée du salon et de solides canapés de cuir m’interdisaient tout passage. Ma deuxième surprise fut de découvrir au milieu de cette assemblage surprenant de meubles et de tissus en tout genre un lion d’apparence docile qui me fixait comme un chien fixe son maître. Son aspect d’animal en peluche me rassura et je me rapprochai de lui. Il bondit brusquement, sautant par-dessus un canapé et me toucha presque. En moins de trois secondes, il avait disparu. Je l’entendis pourtant gratter dans la pièce d’à côté, la cuisine… Je m’y rendis. Le lion était là, plus pelucheux que jamais, avec un air d’enfant malheureux. Je décidai de m’approcher du fauve, lentement, plus près que jamais. Je l’observai en silence. Soudain, ses gestes semblèrent humain. Il se mit debout sur ses pattes arrières et une de ses pattes avant se tendit vers un sac de nourriture pour lion qui se trouvait sur le réfrigérateur : Avec ses griffes, il gratta l’emballage et de sa gueule animale sortirent quelques sons inattendus : « Ça… Ça… ». Je réalisai alors qu’il mourrait de faim et que quelque chose d’extraordinaire était en train de se passer. Le lion, pour se faire comprendre, avait dû sortir de sa condition naturelle et développer des efforts sur-animaux.

Rêve du 10 avril 1995
Robert Roman

Robert ROMAN publie ses textes sous forme de minuscules brochures : Les Éditions du Contentieux (Lieu-Dit Bourdet, 31470 Saint-Lys) .

Gazogène n°14-15


Viorel Dumitrache : un singulier de l’art en Roumanie

Le destin d’un « singulier » de l’art en Roumanie

Viorel Dumitrache

Viorel Dumitrache
Viorel Dumitrache

J’ai pu connaitre l’existence de Viorel Dumitrache par Marian Ene, et grâce aux renseignements fournis par un de ses seuls amis, Gabriel Bădică . Je possédais des photographies de ses œuvres mais nous avons pu les découvrir « en vrais », à Figeac, lors d’une Semaine Roumaine et nombreux furent ceux qui furent frappés par ces créations inclassables.

A priori, Viorel Dumitrache ne peut se rattacher aux « Bruts » authentiques : il a étudié les « Beaux-Arts » et a même été étudiant à l’Institut d’Arts Plastiques Nicolae Grigorescu de Bucarest…

Pourtant, en tous domaines, Viorel Dumitrache a été un « être à part » solitaire, renfermé, méditant et solliloquant volontiers… Bref, un « original » autant qu’on pouvait l’être en ce pays à cette époque !
Ses textes rendent compte d’un grand humour, d’une vision au vitriol de la société et de la politique, d’une ironie corrosive… Ses correspondances en font, toutes proportions gardées, une sorte de Chaissac de l’Est ! Ses œuvres anticonformistes sont toutes en complet décalage avec l’art officiel et, ajoutons-le tout de suite, déroutantes au premier regard pour l’amateur occidental… Tout pour plaire, quoi !

Viorel Dumitrache est né en 1953 à Schitu-Golesti.
Il meurt à 24 ans laissant à ses rares amis quelques centaines de dessins, des lettres étranges, débordant d’un sentimentalisme propre à décourager la censure et n’en ridiculisant que mieux l’ordre social…
Ces lettres étaient signées des pseudonymes Bucéphale ou Bucate, pseudonymes qui servent également pour certaines de ses œuvres… Mais écoutons ce qu’en dit son ami Gabriel Bădică  :
« Cette façon de signer était le symbole de l’artiste anticonformiste. Les arts plastiques roumains, si nous pouvons parler d’art à ce sujet ! plus que la littérature, la musique, le cinéma, s’ils ne faisaient pas pour survivre de compromis au conventionnel ou au décoratif, devenaient boursouflés ou sombraient dans l’art monumental, comme tous les arts propres au Réalisme Socialiste dit encore « Art Rouge » ! »

Il va se soi que dans ce contexte les dessins de Viorel Dumitrache sont « ailleurs » et retrouvent les mécanismes fondamentaux qui régissent la plupart des créateurs bruts authentiques. Compte tenu de la situation « schizophrénique » imposée par le système roumain, on comprendra aisément la relativité du critère culturel pour définir un art brut roumain ! Ces dessins sont exécutés au stylo à bille sur des papiers de récupération, des papiers plus qu’ordinaires, des papiers de rebut. L’exécution de tels dessins devait représenter des heures de travail surtout si l’on connait la qualité des stylos à bille roumains ! Ce travail de minutie, de patience, d’orfèvrerie, était bien l’expression d’un refus manifeste de l’art « officiel ».

Ses amis réussirent à monter une exposition en son honneur l’année de sa disparition, en 1977. Bien que (?) organisée dans une grande salle « officielle », ce fut un échec complet.

Il faut attendre1991 et une nouvelle exposition à Tulcéa pour que Viorel Dumitrache sorte de l’oubli. Plus que la presse officielle, prompte à encenser ce qu’elle hier avait ignoré, ce sont les témoignages du Livre d’Or qui rendent compte de l’impact de cette œuvre singulière.

Ajoutons·que l’exposition était également novatrice en Roumanie : on y présentait les textes et écrits de Viorel Dumitrache ainsi que sa correspondance, des photographies personnelles…, bref, toute une intimité permettant une sorte d’identification du public et du créateur, la découverte d’affinités entre. une personnalité et une œuvre…

Il faut dire que, tant par ses thèmes que par ses techniques, l’œuvre de Dumitrache était nécessairement marginalisée. Certaines de ses œuvres ont été interdites jusqu’en 1989.

Malgré son isolement, pour un regard occidental de nombreux dessins peuvent sembler typiques des années 60-70 : une sorte d’esthétique proche de la B.D., du monde hippy… D’autres manifestent une religiosité d’un autre âge ou recréent un monde médiéval plus ou moins fantaisiste…
Renforcé par la précision maniaque du trait, par une technique qui le rattache à la tradition « médiumnique » des créateurs bruts, un sentiment oppressant de solitude se dégage de toutes ses œuvres.

Sa mort n’en apparait que plus symbolique.
Au cours d’une randonnée en montagne avec des amis, il refusera obstinément de quitter un Refuge alors que la tempête se prépare. Il va y mourir, sous un linceul de neige et de froid, rejoignant la cohorte des « Suicidés de la société ».

Jean-François Maurice
Gazogène n°05


Numéro 28

il en reste