Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

Pierre Pascaud

L’Homme au Pinceau entre les dents

Un jour, une voix au téléphone, une voix déjà essoufflée : « Bonjour Jean-François Maurice ! ». Une voix immédiatement familière et cependant inconnue, une voix d’ailleurs, non pas d’outre-tombe mais d’outrepart. Comment Pierre Pascaud avait-il eu mon numéro moi qui n’existe dans aucun annuaire, pas même sur une quelconque « liste rouge » ? Je ne l’ai jamais su. Joe Ryczko le lui aurait donné. Toutefois, ce dernier ne me l’a jamais confirmé. Questionné, l’intéressé a vaguement fait allusion à Jean-Louis Baudoin, ce qui me semble peu probable. Cette question de savoir qui a pu nous mettre en contact n’aurait qu’un intérêt secondaire si l’on ignore que je n’ai jamais vu la personne dont je vais vous parler, aussi incroyable que cela puisse paraître.

Parfois, lorsque je suis pris par quelque rêverie, je me prends à penser que, peut-être, Pierre Pascaud est un mythe, qu’il ne vit, n’existe et ne survit que grâce à l’amitié, qu’à distance, nous, ses amis, lui prodiguons.

Toutefois, la masse de documents que j’ai reçue de lui est considérable. À la suite d’une remarque d’Edmond Thomas : « Ce type, il a une bibliographie… » je puis affirmer qu’un publiciste du nom de Pierre Pascaud a bien écrit quelques ouvrages ce que ce dernier, surpris quand même par ma petite enquête, n’a pu que confirmer mais en m’interdisant d’en faire état au prétexte que : « tout ça, c’était alimentaire… ». Ce qui effectivement l’était… dans tous les sens du terme !

De la copie d’une fausse carte d’identité fabriquée dans la Résistance par les Maquis je peux extraire les renseignements suivants concernant un certain Duvernois, Pierre, Maurice né le 26 novembre 1925 à Hennezis, Eure : Taille : 1m.66 ; Cheveux : Noirs ; Moustache : Néant ; Yeux : Bruns ; Signes particuliers : Néant ; Nez : Ordinaire ; Forme générale du visage : ovale ; Teint : Mat. À priori on ne peut douter de cette réalité « administrative », même si, je le répète, il s’agit d’un faux manifeste car l’individu répondra par la suite au nom de PASCAUD, Pierre, né en réalité le 26 novembre 1922 ! Quant à son rôle dans la Résistance, ici encore, j’ai ordre de n’en rien dire.

Toute sa vie, Pierre Pascaud a travaillé dans la presse écrite (enfin presque car durant cinq ans il a été… Directeur artistique adjoint dans un casino dont le P.D.G. était pour le moins véreux !). Sur ce point encore – je veux parler bien sûr de son activité de journaliste ! – j’ai pu rassembler divers documents qui l’attestent. On peut retrouver sa signature au bas de moult articles principalement dans le genre animalier et il est probable à mes yeux que cet amour des animaux va jouer un rôle par la suite.

Je puis donc réaffirmer que Pierre Pascaud, que je n’ai jamais rencontré, existe bel et bien. J’ajoute que je possède photocopie – ainsi que quelques originaux – de la quasi-totalité de son œuvre graphique.

C’est d’elle, et d’elle seule selon son auteur, qu’il faut parler. Car, retiré des voitures, en retraite mais hélas très rapidement saisi par la maladie après plus de trente-cinq ans de journalisme, de vie sur les chapeaux de roues, où le café et les cigarettes tiennent lieu de déjeuner, Pierre Pascaud va commencer une œuvre graphique exceptionnelle, incroyable, inclassable. Une œuvre qui donne raison aux propos de Michel Thévoz : n’ayant plus rien à perdre, à craindre ou à prouver, ceux que l’âge met à l’écart peuvent laisser libre court à leurs fantaisies créatrices. Et quelle insolente fantaisie chez Pierre Pascaud ! Lui, l’amateur de Louis-Ferdinand Céline, lui qui a peut-être dû toute sa vie professionnelle contraindre sa prose à la norme provinciale, il semble bien qu’il tienne par ses dessins une formidable revanche.

Rien à perdre en effet car aux problèmes respiratoires s’en ajoutent d’autres, encore plus graves. Sans illusions sur son propre sort, son œuvre graphique sera sans concessions : l’innocence et la drôlerie s’y mêleront à l’humour grinçant et à l’ironie corrosive.

Alité, le « grabaterminus » comme il se qualifie lui-même, va en quelques centaines d’œuvres à l’encre de chine, à la gouache, aux crayons de couleurs – sans parler des collages, découpages et autres frottages – faire vivre sous nos yeux une véritable comédie animalière et humaine.

Marc Pessin ne s’y est pas trompé, lui qui, au vu des dessins, n’a pas hésité à en entreprendre la gravure et à réaliser un ouvrage prodigieux : Requiem pour les Animaux. Cet ensemble de planches, estampées à froid et transformées par les techniques mystérieuses de mise en couleurs de Marc Pessin en plaques de cuir, de cuivre ou de laiton est à mes yeux un monument de l’édition d’art. L’alchimie des formes et des couleurs qui s’allie à l’invention et à la liberté crée un moment de poésie pure. Penser qu’un homme de soixante-dix ans, malade, alité, a pu réaliser de telles œuvres à la fraîcheur déconcertante est proprement incroyable !

Parler d’humour à propos des créations de Pierre Pascaud est possible à condition que l’on parle de l’ « Umour » au sens de Jacques Rigault. Car il faut voir ces farandoles, ces saynètes et autres compositions. Ce ne sont que figurines, trognes et masques qui vous entraînent dans quelque conte à la fois balzacien et romantique. Mais d’un vrai « romantisme », celui qui au-delà des apparences qu’un regard superficiel jugerait d’une amusante mièvrerie, plonge ses racines dans le morbide et nous jette à la figure nos travers, nos mesquineries, nos bêtises.

Car il n’y a pas de « naïveté » chez Pierre Pascaud. Le retour à l’immédiate création n’exclue nullement plus de trois quarts de siècle de savoirs. Et quel siècle n’a-t-il pas fallu traverser ! Et quels savoirs aux premières loges journalistiques ! J’ai fait allusion à Louis-Ferdinand Céline et je pense que Pierre Pascaud ne récusera pas cette image si je dis que bon nombre de ses dessins me font penser à l’ouverture du Voyage au bout de la nuit. Une fanfare dont les protagonistes commencent à se moquer tout en se laissant entraîner par elle ! Seulement voilà, notre Bardamu/Pascaud, lui, connaît les ficelles. Derrière la comédie se profile mille vicissitudes sans parler de la fin cruelle. Encore faut-il le dire. Et, là, Pierre Pascaud à su trouver sa petite musique, une petite ritournelle pied de nez à la souffrance.

Certes, on peut distinguer plusieurs étapes et plusieurs thèmes : une série animalière qui, comme je l’ai dit, trouvera son apothéose avec l’album de Marc Pessin ; une série de saynètes ludiques, pleine d’humour, où s’entrecroisent musiciens, clowns, personnages caricaturaux, sarabandes endiablées qui parfois font penser à Dubout, parfois s’apparentent à la Commedia dell’arte, enfin, ultime série, quelques pantomimes à l’ironie célinienne, à la tragique légèreté, qui culminera avec les Boues-siages des dernières silhouettes du « grabaterminus ». Ces œuvres, en noir acrylique empâté, qui font immédiatement penser aux dessins aux doigts de Soutter. Ce qui n’est pas une mince référence.

Encore que cette classification ne rende pas compte des multiples facettes de cette création qui comporte aussi des dessins plus abstraits, plus géomètriques, immédiatement compensés par d’autres résolument illustratifs comme si Pierre Pascaud cherchait en un minimum de temps à explorer une palette graphique la plus large possible. Je n’ai garde d’oublier ici l’inventivité absolument sidérante qu’il déploie dans ses envois postaux. Chaque enveloppe par ses collages, « découpures » et autres découpages est déjà en soi un message !

En tous domaines Pierre Pascaud manifeste un sacré caractère, celui de l’homme qui n’a plus rien à perdre, plus de susceptibilités à ménager, « …plus de gants à prendre pour les glands… » comme il me l’écrivait un jour ! Il n’en a rien à faire des convenances, des magouilles, des manœuvres au sein même de l’art singulier. Certaines de ses lettres sont des morceaux de bravoure où sa causticité alliée à son style célinien font merveilles.

On en retrouve la trace dans ses petits textes en prose où son style sert merveilleusement un imaginaire déconcertant où la cocasserie le dispute au tragique.

Certes, on me rétorquera que Pierre Pascaud n’est pas « brut », qu’il fût homme de culture, d’écriture, d’information… Il me semble cependant, j’y ai fait déjà allusion, qu’il incarne une nouvelle génération de créateurs « singuliers ». Un de ceux dont parle Michel Thévoz dans son livre Requiem pour la folie où il écrit ceci : « Les auteurs d’Art Brut, par définition, se dérobent à toute opération visant à les intégrer dans le système institutionnel de promotion et de commercialisation artistique. Ils ont l’allergie des personnes âgées à l’égard des diktats de la mode. L’Art Brut est un art de vieillards retournés en enfance, et c’est honneur à lui rendre : on met bien soixante ou quatre-vingts ans à devenir anarchiste »

Couverture de "Gazogène" n°20 : Pierre Pascaud

Couverture de "Gazogène" n°20

Jean-François Maurice
Gazogène n°20