Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

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Édito : BIENTÔT DIX ANS

Oui, bientôt dix ans que cette revue cherche à rendre compte des créations singulières, marginales, « sous le vent de l’Art Brut », cet Art Brut initié par Jean Dubuffet. Mais notre intérêt nous porte aussi bien vers les sites, les architectures, toutes les créations plastiques et les arts populaires que vers ceux que l’on désigne après Henry Poulaille comme écrivains « prolétariens » et même ces « fous littéraires » mis en scène par Raymond Queneau.

C’est dire si ce que nous appelons création est vaste ! Vaste, mais pas fourre tout. Car si ces créations existent, c’est qu’elles se constituent en dehors, voir consciemment contre, les arts officiels, les arts reconnus institutionnellement ou idéologiquement comme tels.

J’ai la faiblesse de penser que l’Art Brut au sens où Jean Dubuffet l’a défini est toujours présent, est toujours possible. Le contraire signifierait l’acceptation d’une aliénation radicale de l’homme, idée à laquelle nous nous refusons non par quelque croyance métaphysique ou conviction politique mais par principe existentiel, pour ne pas dire éthique.

Certes, nous constatons qu’aucune idée ou aucune œuvre, même et y compris les plus radicales, n’échappent aux musées. Cette « preuve » a posteriori nie-t-elle l’absolue subversion qu’elles contenaient et qu’elles contiennent encore?

Dubuffet est dans les musées, Rimbaud dans les manuels scolaires. Je ne parle même pas des Surréalistes. À quand les Situationnistes au programme de l’Agrégation de philosophie ? Ma réponse est très simple : et alors ?

En quoi cette « récupération » nierait-elle la force subversive d’une critique, d’une théorie, d’une pratique, en quoi apporterait-elle la preuve d’une impossibilité à transformer ce monde ?

Le penser n’est que la marque de l’impuissance.

Oui, « Changer la vie ».

Ceux que nous présentons en ces pages ont tenté de le faire, avec différents moyens, avec des réussites et des fortunes diverses.

Mais trêves de discours, laissons les censeurs à leur triste besogne, partons à leur rencontre .

Jean-François Maurice
Gazogène n°22


Du Beau, du Bon, Dubuffet

La création que nous aimons trouve sa source dans ce que Jean Dubuffet a nommé « ART BRUT ». Il en a donné des définitions qui, tout en tenant compte de l’évolution des choses, n’en sont pas moins précises et pertinentes. Mes lecteurs débutants se reporteront à « L’Homme du commun à l’ouvrage » en collection Folio chez Gallimard ainsi qu’à l’ouverture de « L’Art Brut » de Michel Thévoz chez Skira.

Réglons d’abord quelques comptes avec de tenaces préjugés.

En créant cette notion, Jean Dubuffet a arraché des créations au monde médical dans lequel elles étaient jusque-là confinées, malgré Prinzhorn. L’Art Brut n’est pas l’art des fous, redisons-le avec force tant cette idée fausse, cette falsification, sont ancrées dans les esprits les moins prévenus. Au contraire, Jean Dubuffet redonne l’autonomie et la liberté à la création asilaire, loin de la chose psychiatrique.

Rien à voir, donc, avec l’art thérapie ni avec de quelconques récupérations de créativité médicalement assistée.

Ni avec l’art des enfants, si stéréotypé et au conformisme rapidement affligeant.

Ni avec l’art primitif ou « premier », comme l’on dit aujourd’hui. Car il faut vraiment une dose colossale d’ethnocentrisme mâtinée d’indécrottable (néo)colonialisme pour ne pas voir que ces arts sont les plus ritualisés de tous, les plus « culturels », les plus intégrateurs. Que nous soyons aujourd’hui sensibles à leur sauvage beauté ne fait nullement de l’Art Brut un surgeon du « primitivisme » !

Ni avec l’art naïf traditionnel, ne serait-ce que par le désir de représentation qui l’anime.

Jean-francois-maurice-gravure1Paradoxalement, l’Art Brut ne peut pas simplement se définir comme un art d’autodidactes – à ce titre il pourrait revendiquer les artistes les plus marquants du XXe siècle ! –, car le principe qui guide ce dernier est de reconquérir un savoir dont il pense avoir été socialement écarté.

Qu’à certains égards les créateurs bruts retrouvent ou s’inspirent de l’art populaire, quoi de plus naturel ? L’Art Brut ne naît-il pas au moment où ce dernier disparaît ?

Bien évidemment, il existe toujours et partout des cas limites.

Ce sur quoi Jean Dubuffet avait lui-même anticipé avec la notion de « Neuve Invention ». Il ne s’agissait pas tant d’un élargissement de l’Art Brut que d’une prise en compte des transformations économiques, sociales, culturelles et… médicamenteuses du monde contemporain.

Qui peut nier que le contrôle des individus fait maintenant appel aux techniques les plus élaborées ? Devant cette réalité, je dois avouer ma grande surprise en constatant que les critiques et pourfendeurs de l’Art Brut, ceux qui hurlent à sa mort, n’élèvent guère la voix pour dénoncer l’aliénation radicale des individus qu’une telle proposition entraîne implicitement !

Que certains se gargarisent de cette mort de l’Art Brut parmi, ceux-là même qui participent des « Arts Singuliers », en dit long sur le degré de sottise de ces arrivistes, à mes yeux aussi méprisables que bien des artistes reconnus dont ils ne sont que les caricatures aigries, le plus souvent le talent en moins.

C’est avec la grande exposition de 1978, « Les Singuliers de l’art », que l’Art Brut va gagner un nouveau public mais en même temps rassembler des créateurs et des œuvres qui – « Neuve Invention » aidant – ne se rattachent que sur certains points aux critères de l’Art Brut. Nous sommes dans le  plus et le moins, le plus ou moins, toutes choses que Jean Dubuffet avait parfaitement vues.

Ces frontières ne sont pas des barrières mais des « zones », des espaces, des friches propices à toutes les surprises.

Jean-francois-maurice-gravure2Les critères de jugement – et bien fol qui en ce domaine portera des exclusions péremptoires ! – vont donc varier : tantôt c’est la vie du créateur qui sera mise en avant, son degré de désinsertion sociale, son éloignement de la culture scolaire, institutionnelle, académique ; tantôt sa différence psychique, ses éventuels démêlés avec l’univers psychiatrique ; tantôt encore son refus de parvenir, de suivre les chemins traditionnels pour se faire connaître, pour exposer… Son âge enfin et son degré de mise à l’écart, de marginalisation sociale, familiale, affective.

L’inventivité est un fait plus subjectif : qui n’a pas ressenti un choc en voyant pour la première fois certaines œuvres ? Là encore, plus que les matériaux hétéroclites, extravagants, insolites… c’est le milieu qui doit retenir notre attention et la faculté d’inventer au sens fort du terme ces matériaux mêmes.

Dans cette voie l’intérêt se portera sur la méthode, le style – volutes, entrelacs, hachures – et les justifications – médiumniques, spirites, prémonitoires…

N’ayons garde de laisser de côté l’investissement affectif et le rapport social qui résultent de l’œuvre : échangée, donnée, vendue – à quel prix ? – exposée, détruite…

N’oublions pas l’image de soi : mégalomaniaque, délirante, dépréciative…

Ne parlons pas de l’âge ni du sexe des créateurs singuliers ! Ni de l’origine sociale ni de la classe… à replacer dans un schéma sociologique à la Bourdieu tel que son livre « La Distinction » nous en avait donné le modèle !

ASSEZ ! ASSEZ ! Grâce, supplie mon lecteur !

Tout cela me fait immanquablement penser à ce texte de Jean Dubuffet qui, s’énervant face aux critiques plus ou moins malveillantes, s’écrie que tout le monde voit bien ce qu’il veut dire quand il parle d’Art Brut et de culture !

Et c’est vrai qu’entre l’Art Brut et les singuliers de l’art les différences sont manifestes : nos singuliers sont plus jeunes, plus urbains, plus cultivés, plus au fait de la démarche artistique. Comme d’autres, se faire connaître, exposer, vivre de leur « art » pose rarement problème. Il me semble, que plus ou moins implicitement, la « Figuration Libre » a pu aussi servir de catalyseur.

A contrario, notre amie Marie Espalieu (femme âgée, physiquement handicapée, vivant dans un monde rural archaïque, sans information télévisuelle, n’ayant jamais utilisé à des fins médiatiques les photographies que Robert Doisneau a prises d’elle…) appartient à l’évidence au monde de l’Art Brut authentique.

Tout comme Jean-Marie Massou (analphabète, créateur d’un monde souterrain dans l’attente des extra-terrestres, isolé dans une zone boisée et à ce jour interné : après le décès de sa mère, il est allé déterrer son cercueil pour le rapporter à la maison).
Mais, encore une fois, « no man’s land » et non frontière irréfutable !

Il nous reste maintenant à partir à l’aventure, à faire nos propres expériences et découvertes.

Jean-francois-maurice-gravure

Texte et gravures de Jean-François Maurice
Gazogène n°21

Du Beau, du Bon, Dubuffet

 

Du Beau, du Bon, Dubuffet


Thierry Lambert, « L’Indien Blanc »

« L’Indien Blanc »

par Jean-François Maurice

"L'esprit des mondes premiers", Thierry LambertThierry Lambert : L’Esprit des Mondes Premiers

L’attirance de Thierry Lambert pour l’art des Indiens des plaines n’est pas un jeu gratuit ni même une simple fixation à l’enfance. Elle recoupe une attitude plus générale face à la vie, attitude que faute de mieux nous qualifierons de panthéiste. Son souhait de nudité, de « peindre nu », a pu sembler outrancier et caricatural mais je le crois sincère et en accord avec sa sensibilité et sa vision du monde.

Certes, Thierry Lambert n’a pas la naïveté d’imiter l’art des Indiens ! Mais il cherche, comme eux, à se replacer face au monde dans une position de  « médium » pour lequel l’art, la création esthétique, n’implique aucune transcendance. L’artiste n’est qu’un « passeur de choses », un « couturier de réalité » en apparence disparates. Voici pourquoi les personnages dessinés et coloriés s’apparentent à mes yeux à des patchworks ou prédominent les formes triangulaires et les lignes brisées. Ils semblent réalisés à main levée et comme limités par une invisible aiguillée : plus de fil au bout de l’aiguille de l’imagination et le dessin s’arrête !

Quelle destin peut avoir une telle forme d’expression ? Ne va-t-elle pas s’appauvrir, se scléroser, devenir stéréotype à l’instar d’autres formes « médiumniques » ? Ne peut-elle devenir caricature d’elle-même une fois exploré toutes ses potentialités symboliques ?

Ce danger, Thierry Lambert l’a déjoué en réalisant des livres uniques à partir de textes inédits d’auteurs tels Andrée Chedid, Michel Butor, Bernard Noël…

Ainsi s’enchevêtrent signes et symboles, correspondances visuelles et conceptuelles.

L’écriture magique rejoint la magie de l’écriture. Pour notre plus grand plaisir.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16


Grégogna, créateur pluriel

Grégogna, créateur pluriel

par Jean-François Maurice

Grégogna
Grégogna

Notre première rencontre avec Grégogna à Pézenas fut l’occasion d’un pèlerinage sur les ruines de la digue de gros rochers qu’il avait entièrement peinte, sur plusieurs centaines de mètres.*
Hélas, l’administration, ayant décidé l’élargissement de la route sans véritable raison, celle-ci conduisant au dépôt d’ordures ! envoya ses bulldozers qui jetèrent la digue vers la mer une nouvelle fois sans raison puisque de l’autre côté se trouvait une large bande de terrain vierge bordée par la voie ferrée, espace qui comme de bien entendu ne fut pas touché !

Nos lettres et pétitions diverses ne reçurent aucune réponse… Grégogna ne baissa pas les bras et continua, au milieu de mille difficultés, son œuvre multiforme.

Papiers mâchés ou papiers déchirés, papiers collés ou décolorés, marionnettes ou poupées bourrées, tapisseries ou tissus enduits, peintures acryliques, huiles, gouaches et que sais-je encore, boites de conserves rouillées, vieilles ferrailles, zinc, étain, cuivre et laiton… Tout est bon à Grégogna, un des créateurs parmi les plus inventifs qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Le résultat de son travail est à la mesure du personnage : une allure de Don Quichotte, une prestance de Condotière de la création, et face à son œuvre, une simplicité, une franchise, et une modestie exemplaire.

Faut-il ajouter qu’il a le cœur sur la main et le culte de l’amitié ? Toutes choses qui dans le monde de l’art officiel lui ont valu, on s’en douterait, quelques déboires et déconvenues !
Mais cela n’altère pas le climat de son œuvre : férocement critique parfois mais tempéré d’humour ; ironique et caustique mais teinté d’autodérision… caricatural mais ludique, Grégogna n’oublie jamais que les personnages dérisoires qu’il met en scène n’en restent pas moins proches de nous, humains, trop humains…

* Entre Frontignan et Sète.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16


Précisions…

PRÉCISIONS

sur Gazogène

La revue Plein Chant dans son numéro 57/58 a employé à propos de Gazogène l’adjectif « hétéroclite ». Certains ont pu penser qu’il y avait là quelque connotation péjorative. Quant à nous, nous ne pouvons que reprendre avec plaisir un tel jugement ! Car, que dit le Dictionnaire ? « HÉTÉROCLITE. Qui s’écarte des règles de l’art : bâtiment hétéroclite. Fait de pièces et de morceaux ; bizarre : amalgame hétéroclite. »

Cette définition nous va comme un gant car, au sens propre, c’est ainsi que Gazogène est fait !

En 1947 Jean Dubuffet écrivait à Jacques BERNE : « … Ce à quoi on aspire-c’est à quelque chose qui serait probablement mal foutu, informe, maladroit, plein de fautes et de zigzags, comme tout ce qui débute, mais qui aurait de la vitamine, de la vitamine propre, du terroir propre, et qui prendrait fièrement la mer sans pilote à bord. Ça se pourrait bien que ça soit dans ces villes de province que prennent un de ces jours naissance des mouvements comme ça… » (Lettre d’un portraitiste à un scorpion, L’Échoppe, 1993).

Nous espérons qu’il y a un peu de ça dans Gazogène !

Au risque de me répéter, encore quelques précisions :
Gazogène
n’est pas une « revue » au sens propre, n’est l’émanation d’aucun groupe, d’aucune structure, d’aucune association et n’a, de ce fait, de compte à rendre à personne.
Au départ, Gazogène ne devait être qu’un petit opuscule distribué aux amis et relations. Ce sont ses destinataires qui, par leurs envois, en ont fait un support, une « revue ».
Son titre est déjà un refus de tout concept. Ce qui n’implique nullement l’amnésie de ses origines ! Tout d’abord DADA ! (La revue Manomètre, dadaïste ET provinciale, nous revient en mémoire)
Avec DADA c’est tout un courant subversif et libertaire, anarchiste individualiste, c’est aussi le pacifisme et la compassion pour tous les exclus, les suicidés de la société : Cravan ou Vache, Crevel. Mais aussi Le Facteur Cheval ou Picassiette.

Dois-je avouer que, si j’ai lu avec intérêt les écrits Surréalistes, j’étais aux antipodes quant à leur forme narcissique et ampoulée ?
Comment de telles idées ont pu s’exprimer d’une façon si classique ;  que dis-je : si rhétorique, si Cicéronnienne, allitération comprise ! Je n’ai pu en avoir idée que grâce au Mai 68 de mes vingt ans quand des idées subversives qui portent encore aujourd’hui leurs effet bénéfiques s’exprimaient dans une langue de bois, le plus souvent, à l’effet fort comique. Rétrospectivement !

À cette même époque, je découvrais Asphyxiante Culture de Jean Dubuffet, mais également, et pêle-mêle ,les auto-constructeurs, les communautés, la Beat-Génération et j’en passe et des meilleurs !

Jamais je ne crois avoir démérité dans cet effort de vivre autrement. Certes, j’ai des regrets, des occasions manquées, des ruptures malencontreuses, des blessures secrètes, des propos outranciers, mais rien qui à mes yeux est lâcheté ou abandon…

Les créateurs présentés ici sont le reflet non pas de mon éclectisme mais des différentes facettes de ma sensibilité, des différentes formes de la création que j’aime. Une succession d’éléments constitutifs, peut-être, d’un authentique « Art Brut » aujourd’hui disparu ?

On remarquera également que Gazogène consacre une part de ses pages aux littératures marginales, que ce soit la littérature prolétarienne ou les correspondances plus ou moins intimes. Sans juger de la qualité de ces textes, j’ai voulu donner une place à des écrits le plus souvent exclus des circuits officiels de la littérature.

Enfin, Gazogène fait une place à ce qu’il est convenu d’appeler « art populaire », au modeste art élémentaire trouvé le plus souvent au bord des routes, au fond des jardins, dans l’anonymat des banlieues… Cet amour des créations populaires va même jusqu’à englober les manifestations de la dévotions : croix de chemins, sanctuaires ruraux, oratoires oubliés…
Cette diversité d’intérêts n’est donc qu’apparente n’en déplaise aux esprits chagrins !

Place maintenant aux différents créateurs exposés : ils vont de l’art brut au surréalisme en passant par l’art naïf, l’art singulier, la neuve invention, la création franche… etc., mais surtout : la création, la vraie, la neuve, l’inventive, l’unique, la singulière, la populaire, la marginale, la médiumnique, la libertaire ; .. la création quoi !

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16


Marie Espalieu : Le regard sensible des formes brutes

Marie Espalieu : Le regard sensible des formes brutes

Ce n’est pas rien, pour un anonyme de l’art, que de voir son œuvre naître sous le regard de Robert Doisneau : naître et reconnaître en quelque sorte ! Or, « L’objectif » de Robert Doisneau avait été si humain que, quarante ans plus tard, il n’avait pas altéré la naïve spontanéité de Marie Espalieu.

Marie Espalieu
Marie Espalieu

Au Nord du département du Lot, au dessus de Saint-Laurent-les-Tours nous sommes plus proche de l’atmosphère des « Bois-Noirs » de Robert Margerit que du chant des cigales du Quercy Blanc ! Après une route étroite entre les châtaigniers, à l’orée du village, se situe la ferme traditionnelle couverte d’ardoise où vit Marie Espalieu avec sa fille et l’un de ses fils. Tout pourrait être conforme à la dureté de la vie si, autour du puits-citerne, le visiteur surpris ne remarquait quelques animaux étrangement expressifs malgré les bois rudimentaires et les peintures grossières qui les composent.

Après avoir emprunté l’escalier de ciment et repéré les traces de peintures qui subsistent sur la façade on entre dans la grande pièce cuisine et lieu à manger. La vieille cheminée est toujours là, elle abrite seulement maintenant la cuisinière.

Marie Espalieu, malgré ses difficultés pour se déplacer, est venue à ma rencontre. Pour me saluer elle est debout, arc-boutée, les mains noueuses en appui sur la grande table centrale recouverte de toile cirée. Tout me semble familier : le décor, les odeurs, les personnes… Je suis toujours ce petit garçon dans la ferme de mon grand-Oncle Maurice, cet enfant qui écarte les poules tandis qu’il porte la soupe à la Tante Anna dans sa cahute voisine, ce gamin qui porte les bidons de lait dans la vacherie…
Ce monde des petits, des humbles, des humiliés, ce monde de la ferme, de la terre, des gagne-petits, ce monde qui survit, qui souffre et lutte en silence, j’en suis. Je le revendique pour mien. Et pourtant : « C’est le Monsieur de Cahors qui vient ! » ; telle est la phrase rituelle qui accompagne mon entrée en ces lieux. Ainsi j’ai trahi, mes origines, mon milieu, ma « classe ». À quel moment ai-je basculé ? Ai-je insensiblement glissé ? Qui peut me le dire ? Quand le p’tit gas est-il devenu un Monsieur ? Formuler ainsi la question c’est déjà avouer sa défaite.

Il ne me resterait que ce lien tenu de la création Brute, cet art qui défie les normes, qui échappe au langage. Alors regardons les sculptures de Marie Espalieu, longues formes humaines découpées dans des croûtes de pin, hâtivement colorées, affublées de membres filiformes grossièrement cloués. Les regards en sont insondables comme les yeux clos des personnages d’Aloïse ou ceux des statues mutilées de l’Île de Pâques. Et puis voici toute la faune des animaux domestique s et sauvages, vaste sarabande qui transforme la ferme de Marie Espalieu en une Arche de Noé merveilleuse. J’espère que de tels îlots survivront longtemps pour donner du sens à ce monde qui nous en prive.

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16