Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

Articles tagués “art

Liabeuf : les dessins de prison

Dessins de prison de Liabeuf : titre

LE PETIT COIN DE L’ÉRUDIT, SUITE …

On se souvient peut-être que le n°02 de Gazogène avait pris comme thème « Les cordonniers créateurs ». Nous avions cité dans notre introduction le savetier Liabeuf – parmi d’autres anarchistes – pour faire un lien entre révolte Libertaire et création singulière.

Or, nous avons retrouvé dans l’ouvrage de Raymond Hesse, Les Criminels Peints par eux- mêmes (Paris, 1912), la reproduction des dessins – fort naïfs – exécutés par Liabeuf durant son procès et en prison.

Dessin de Liabeuf : "Cour d'Assises"Cour d’Assises, Liabeuf, dessin à l’encre

Signalons que Romi dans son ouvrage sur « Les Maisons Closes » avait consacré un chapitre aux « Arts Populaires ». Il y écrit : « Les maîtres primitifs et les peintres du Dimanche, à l’abri des procédés conventionnels et des règles de la perspective, sont des poètes à l’état pur ; les meurtriers et les cambrioleurs qui se mettent à peindre en prison rejoignent les primitifs par l’ingéniosité de leur dessin beaucoup plus que par la poésie de leur inspiration »…

"Le Rêve", Liabeuf, dessin à l'encre,
Liabeuf, Le Rêve, dessin à l’encre

Jean-François Maurice
Gazogène n°10


Palimpsestes : Jacques Rouby

LES PALIMPSESTES DE JACQUES ROUBY

Par Gilbert Pons

à Charlotte

Aborder l’œuvre de Jacques Rouby est chose délicate. En raison d’abord de la discrétion de l’artiste – comme il rechigne à montrer ses travaux, ceux-ci sont inconnus du public, ignorés des critiques et absents des circuits officiels de l’art contemporain -, en raison aussi de l’extraordinaire abondance de sa production, en raison surtout de sa diversité extrême. On va néanmoins s’y essayer. Ce plasticien à part – il vit d’ailleurs à la périphérie de Souillac – travaille opiniâtrement, depuis une vingtaine d’années, à une œuvre singulière, protéiforme, une œuvre dont l’évolution même défie pourtant toute tentative d’étude rigoureuse et toute rétrospective. Pourquoi cela ?

La plupart des artistes peignent à la verticale, ou à peu près, des tableaux qu’ils exposeront de même, accrochés aux cimaises des galeries et des musées. Jacques Rouby, lui, préfère opérer à l’horizontale, comme l’écrivain, d’ailleurs il travaille généralement sur des feuilles. Après avoir disposé l’une d’elles sur sa table, ou bien sur le plancher, il l’attaque – au double sens du verbe – de façon généralement oblique et en commençant par les bords. Cette «méthode» lui semble à la fois plus efficace et plus pertinente qu’une autre qui serait conduite de façon classique, disons frontale. En somme, il agit un peu à « l’indienne », au sens où l’on parle d’une nage à l’indienne, celle où le nageur fend l’eau en se tenant sur le côté, de la manière la plus fluide, la plus coulée possible, sans faire de vagues ou de remous, à moindre bruit. Mais comme il tient à ce que ses œuvres soient présentées dans des conditions rappelant celles de leur élaboration, il ne les expose pas à proprement parler et se contente de les stocker chez lui, en les superposant. Rouby n’est pas Arman, néanmoins il accumule. En visitant son atelier on découvre des centaines de feuilles de grand format soigneusement empilées sur des étagères, du sol au plafond, ou à peu près. D’emblée on ne voit rien du résultat de son activité et, hormis quelques menus indices traînant ici ou là, on se croirait davantage dans un entrepôt que dans le lieu où travaille un artiste. Bref, son œuvre est livrée à l’œil du curieux par son versant le moins spectaculaire, le moins pittoresque, par la tranche en quelque sorte ! N’était le cadre on pourrait penser que l’on a affaire à des in folio en attente de reliure, ou à de grands cahiers qui ne seraient pas encore brochés. Mais qu’y a-t-il au juste sur les pages ?

Jacques Rouby : papiers (détail)
Jacques Rouby : papiers (détail)

La plupart des écrivains, à un moment ou à un autre de leur carrière, se sont plaints d’avoir séché devant leur feuille blanche, pendant des heures ou plus encore, parce que l’inspiration faisait défaut. J’imagine que s’il usait d’un stylo pour s’exprimer Jacques Rouby partagerait leurs angoisses, mais il est plasticien et, à ce titre, dispose d’une palette assez large de solutions et de parades à l’épineux problème de la stérilité. Il ne commence jamais un tableau à partir de la toile vierge, non, il a besoin d’un support déjà bien rempli. La matière première est fournie le plus souvent par ses propres travaux, des aquarelles, des portraits au fusain, etc. – il lui en reste des centaines en réserve, datant de l’époque ou il dessinait encore, à Collioure – toutes choses qu’il désavoue maintenant ou en lesquelles il ne peut plus se reconnaître et qu’il s’ingénie donc à maltraiter, à défigurer. Le rapport qu’il entretient avec son passé pictural – un passé qui n’est pas toujours lointain ou révolu – est d’une agressivité étonnante, mais cette agressivité n’est pas foncièrement iconoclaste, elle est surtout féconde. Je me souviens lui avoir rendu visite, en mars dernier, au moment ou il «reprenait» des œuvres datant d’il y a une quinzaine d’années. Comme un écrivain corrige son brouillon, biffant ici ou là des formules qui lui plaisait pourtant naguère, surchargeant parfois de jolies phrases, des expressions heureuses mais qui ne cadrent plus, Rouby s’ingéniait à retoucher au moyen de masques de carton de gabarits divers – à saccager plutôt, car entre-temps il avait changé d’outils et de techniques, changé surtout de conception et de langage – des travaux qui me paraissaient pourtant tout à fait réussis et achevés. La forme ancienne devenait un nouveau fond sur lequel des figures plus ou moins abstraites étaient appliquées avec une sorte de rage, le point d’arrivée devenant un point de départ. Après des négociations difficiles je pus «sauver» du carnage deux créations passées, mais cela voulait dire qu’en repêchant ces œuvres je l’avais en quelque sorte empêché d’en inventer de nouvelles. Évidemment, ce n’était pour lui que partie remise et j’imagine que même en supposant qu’il conservât tels quels, qu’il épargnât en quelque sorte ces travaux dépassés qui me semblaient très aboutis, il dût, dès que j’eus pris congé de lui, s’acharner sur leurs congénères dont je n’avais pas eu le temps de soutenir la cause ou que je n’avais même pas pu voir.

Jacques Rouby : pile de papiersJacques Rouby : Pile de Papiers

Jacques Rouby ne peint donc pas. Je veux dire qu’il n’use pour s’exprimer ni de pinceaux, ni de couleurs en tube ; du reste, il néglige les techniques picturales classiques, et méprise l’habileté apprise, la virtuosité. C’est un expérimentateur, un marginal qui ne se soucie guère de ce qui se passe ailleurs ou de ce que font ses confrères, qui ne fréquente pas les galeries, pas davantage les musées, et ne supporte les tableaux de maîtres que dans la forme réduite que leur imposent dictionnaires et encyclopédies. Il conserve scrupuleusement ses travaux passés, certes, mais cette fidélité n’a pour lui de sens que parce qu’elle prépare les fouilles et les triturations qui leur offriront une seconde vie, plus digne et plus vraie à ses yeux que la première.

Il recycle aussi le travail des autres, artistique ou pas. Les vieux magazines, les catalogues de vente par correspondance sont une mine presque inépuisable dans laquelle il trouve les matières, les formes et les couleurs dont il a besoin pour ses bricolages inspirés. Ici ou là dans ses compositions on retrouve en effet des visages connus, des silhouettes familières, des crânes aussi, parfois, mais décalés, déformés, sans dessus dessous. Il recueille des empruntes – comment procède-t-il ? je l’ignore car il tient jalousement secret ses divers tour de main, ses trouvailles – et les distribue, par séries, sur ses tableaux, comme autant de pièces à conviction des menus larcins qu’il a commis dans telle ou telle revue à grand tirage.

Un jour, dans un dépôt d’ordures, il découvrit un bas relief de métal représentant une pietà. Ce fut pour lui plus qu’une aubaine, une révélation ! Cette sculpture endommagée devint un instrument fétiche, une sorte de matrice à l’aide de laquelle il allait produire des centaines et des centaines de moulages, tous pareils, tous différents. Ils sont entreposés dans un petit hangar, les uns sur les autres, cela fait des piles assez hautes, un peu branlantes et de couleurs variées. Le spectacle est étrange. Il l’est bien davantage lorsqu’on apprend que pour fabriquer chacun de ces objets presque semblables il a sacrifié une dizaine au moins d’œuvres anciennes et variées. Je l’imagine vidant sans regret des chemises entières de dessins magnifiques dans une sorte de marmite, malaxant ces ingrédients de luxe à seule fin de donner la consistance et la teinte voulue à sa pâte à papier. Rouby gâche ses vieux travaux comme un ouvrier gâche son plâtre. . Que fera-t-il de ces ribambelles de bas reliefs en papier mâché. Entreront-ils, un jour ou l’autre, dans de nouvelles combinaisons ? La chose reste imprévisible car s’il a l’esprit de système – la récurrence de certains motifs en témoigne – il se fie beaucoup à son intuition immédiate et compte sur un hasard, un incident heureux pour orienter sa tâche.

Mais ses productions antérieures, les photos des magazines ou un bronze ébréché ne constituent pas les seules matières premières de son activité actuelle. Il utilise aussi des cartons, des cartons tout neufs – la chose est peu fréquente – qu’il superpose et qu’il colle afin d’en augmenter l’épaisseur. Une fois ces préparatifs achevés, le vrai travail pour lui commence, un travail long et fastidieux, un travail dur et même dangereux pour les mains, il lacère la surface unie du carton avec une lame de rasoir. En somme, il pratique une sorte de scarification forcenée, mais la précision de ses gestes est diabolique, chirurgicale. Puis, avec ses ongles ou au couteau, il arrache quelques-unes des minces lanières ainsi produites ; ces peaux successives il les écorche lambeau après lambeau – comme un malade qui gratterait sans se lasser, qui gratterait avec férocité, jusqu’au sang, les parties de son corps qui le démangent -, et ces peaux communiquent, se touchent, elles coexistent désormais d’une autre manière, non seulement en épaisseur mais aussi en surface. Néanmoins, ces balafres qu’il inflige à la matière sont transitoires, d’autres tortures suivront, chimiques cette fois, plus brutales et plus profondes. J’ai aperçu dans un coin de sa maison des quantités impressionnantes de plaques prêtes pour la seconde phase du supplice, mais d’un supplice auquel nulle intervention extérieure ne pourra soustraire les futures victimes. Diverses mixtures prévues pour le deuxième stade de l’épreuve sont concoctées avec le plus grand soin, elles peuvent contenir des oxydes, du sulfate de fer, du café, d’autres substances plus saugrenues encore, à quoi il ajoute de la colle et un siccatif. Par la suite ces cocktails sont déversés sur le carton, alors celui-ci gonfle, se boursoufle, il gondole et se tord pour la plus grande jubilation de son bourreau. Jacques Rouby supporte mal ce qui est neuf, lisse et propre, il aime mieux les taches et les accrocs, les irrégularités, les accidents, la rouille aussi, évidemment. Un après-midi, c’était en février, il me fit faire une dizaine de kilomètres sur une route étroite et sinueuse, une route pleine d’embûches et de nids de poules, dans le seul but de me montrer une porte de fer dont la peinture vert sombre, s’étant écaillée, accusait avec une force incroyable le rouge de l’enduit sous-jacent, du minium. Le temps n’est pas seulement un grand sculpteur, il est aussi un grand peintre, et même quelquefois un coloriste hors pair, pourquoi, dès lors, mettre sa griffe sur les œuvres quand on se borne à donner des coups de pouce à son travail de destructeur. Rouby refuse de signer ses créations. À plusieurs reprises, lors de nos discussions, il me parla de l’émotion intense que lui procurait la vue de pans de murs mis à nu par les démolisseurs, de cloisons en ruines couvertes de papiers peints ratatinés par l’eau de pluie et le soleil, froissés par les rafales de vent, déchirés. Il n’y avait rien à ajouter à ces mondes privés mis à mal parce que mis à jour… Dans son jardin on trouve des récipients où croupissent des matières sans nom, en déliquescence, des matières organiques en cours de décomposition. Marcel Duchamp fit jadis des élevages de poussière – Man Ray en prit même une photo -, Jacques Rouby cultive patiemment toutes sortes de substances avariées, nauséabondes, aux émanations peut-être toxiques. Ça n’a pas l’air de le gêner et s’il fait macérer tout cela dans des bidons, dans des pots, s’il en conserve aussi sous des chiffons ou sous des bâches, c’est qu’il juge ces précautions nécessaires pour l’avenir de son activité.

Ce plasticien affectionne les promenades à la campagne, mais sa saison préférée n’est pas le printemps, il dédaigne ce qui est joli ou réputé et préfère considérer les cicatrices marquant les tronc des vieux arbres, les bourrelets qui se forment autour d’une plaie de l’écorce, la surface cloquée d’une flaque de boue, l’eau trouble d’une mare. Il apprécie les fleurs, bien sûr, à condition qu’elle soient fanées, les fruits également, mais il les lui faut moisis ou tavelés, impropres à la consommation, les feuilles enfin, lorsqu’elles commencent à pourrir ou craquent sous les pas. La nature souffre à sa manière, mais cette souffrance étant inerte, indolore, on peut en jouir en paix, sans mauvaise conscience, et puis le spectacle de la déconfiture n’est pas si négatif, elle est l’autre face de l’être, sa face noire en quelque sorte, une face plus escarpée, plus rebutante sans doute, une face bien sûr moins fréquentée, mais qui n’a pas moins de valeur et pas moins de beauté.

Le lecteur pensera sans doute que les œuvres dont il est question dans ces pages n’ont guère été décrites par le menu, qu’à la question posée dans l’entrée en matière aucune réponse précise n’a été apportée, il pensera en outre qu’en l’absence de reproductions il lui est difficile de s’en faire une idée. Mais peut-on vraiment écrire sur ce qu’on a vu, spécialement quand il s’agit de choses aussi complexes, aussi stratifiées – aux deux sens du terme, aussi stupéfiantes que celles de Jacques Rouby ? En rédigeant cette étude il me semble avoir emprunté quelque chose à sa « méthode ». Je ne suis pas parti de zéro, non, mes feuilles de brouillon étaient loin d’être vierges. J’eus quelques entretiens avec l’artiste, des conversations à bâtons rompus lors desquelles je pus prendre des notes mais pas la moindre photo des œuvres qu’il me montrait pourtant sans trop de réticences et commentait parfois avec une vigueur et une verve piquantes. Ce fut mon matériau de départ, bien plus que la vue des centaines et des centaines de pièces contenues dans son atelier. Bref, l’œuvre de l’artiste fut abordé par son faciès le moins visible, obliquement si on peut dire.

Gilbert Pons, La Blaquié, 5-15 août 1999
Gazogène n°20


Émile Ratier

Copeaux de mots pour le sabotier Émile Ratier

J’AI HABITÉ TROP TARD le Lot, pour connaître Émile Ratier. Pourtant cela aurait été possible tant sa vie a été longue. Les photographies qui illustrent ces pages proviennent des archives de Pierre Bernard dit « Froment » le peintre, poète autodidacte de Mauroux. Elles furent prises en 1966. Il faut dire qu’entre les deux hommes, le courant passa immédiatement tant ils étaient proches pour de multiples raisons.
Plutôt que de délayer les textes ou les documents connus des amateurs, à défaut de pouvoir publier les témoignages recueillis sur place, proposons une autre approche.

ÉMILE RATIER semble illustrer l’hypothèse que nous formulions dans le numéro 17 de Gazogène, à savoir la proximité d’un « Haut Lieu » dans l’émergence d’une création singulière. Il vivait, en effet, à quelques kilomètres du château de Bonaguil dont André Breton disait : « Je reste sous le charme de Bonaguil – lieu exceptionnel – et me pénètre encore mieux de ce qu’il peut avoir d’unique. Il est poignant d’assister à ce dernier sursaut des forces telluriques contre les créations de « lumière » à la Chambord. Là étaient les seuls assaillants invisibles en mesure de déjouer murs et meurtrières. Cette lumière dut-elle à la fin du XVe siècle l’emporter, pour ma part je n’ai jamais cessé de la tenir pour fallacieuse ».

Émile Ratier et Émilienne, photo : Froment, 21 août 1966

On pourrait penser qu’Émile Ratier a été sensible à cette présence. Pourtant tous s’accordent qu’il n’en a rien été : seule, la vision de la Tour Eiffel à l’occasion d’une permission durant la Grande Guerre trouvera ultérieurement une signification.
Sans doute les bricolages auxquels il se livrait comptaient plus que cette masse imposante d’un château à l’abandon : n’allait-il pas chercher de l’eau à la fontaine sous le château à l’aide d’une carriole bricolée tirée par un chien – à moins que ce ne soit sur une mythique bicyclette en bois ?
Pour comprendre Émile Ratier, il faut le replacer dans son contexte social et historique, ne pas oublier cette « Grande Guerre », cette grande boucherie destructrice d’un monde rural.

AU RETOUR DE LA GUERRE, après son mariage avec Émilienne, il faut « faire des sous ». Émile Ratier sera à la fois agriculteur et « marchand de bois coupé en morceaux ». Mais une activité complémentaire va jouer un rôle très important dans son existence et son destin : Émile Ratier sera « éscloupié », fabricant de sabots. Le voir dans le film d’Alain Bourbonnais enjamber le banc de sabotier et refaire les gestes traditionnels nous fait oublier sa cécité. Alors, à notre tour, fermons les yeux. Imaginons-le après une coupe, ayant choisi une rare bille de noyer, préparant soigneusement le morceau le meilleur – car la semelle du futur sabot doit être du côté du cœur. Avec la hache, il refend le bois. Je vois, quant à moi, sa frêle silhouette commençant l’ébauche en s’appuyant sur le billot : il prend la pièce de sa main gauche et la fait pivoter pour dégrossir à la hachette de tous côtés.
Vient ensuite le travail du paroir, « Le vrai travail du sabotier »  ! (Ce qu’Émile Ratier appelle le « grand couteau » car le paroir se dit effectivement en occitan lou coutel). Comme il manie avec dextérité cette lame qu’on actionne comme un levier en passant l’extrémité dans une boucle fixée dans le billot. La forme est faite. Maintenant il faut creuser en s’installant sur le banc. On commence à la tarière.
Suivez bien le mouvement des mains d’Émile Ratier : il enfonce la tarière en plaçant son pouce gauche en travers, sur le bec du sabot ; il appuie la pointe de la tarière contre son pouce ; il place alors l’autre pouce sur la tige de l’outil, à la hauteur du talon. Il sait ainsi jusqu’où il pourra enfoncer l’outil…
Il prend ensuite la cuillère pour arrondir l’intérieur du sabot, et il n’a qu’une cuillère ! C’est dire que c’est au toucher qu’il va petit à petit « donner au pied sa place »…

MAIS L’ART d’Émile Ratier ne s’arrête pas là : comme tous les autres sabotiers, du fait de leur La connaissance intime du bois, il réalisera pour les voisins – en plus des réparations des pièces de bois des nombreux instruments aratoires anciens – les coffins pour la pierre à faux et plus généralement tous les objets qui nécessitent d’être creusés. N’ayons garde d’oublier les quilles et les boules de ce jeu très populaire alors !

CES ACTIVITÉS joueront un rôle essentiel lorsque, la cécité venue, il lui faudra sortir de la dépression. Émile Ratier s’aidant de cette connaissance de l’économie domestique rurale, n’utilisant que quelques outils rudimentaires, a alors reconstitué et façonné un univers à la fois laborieux et ludique où il a pu retrouver sa place.
Il est loin le temps où les claquements des sabots retentissaient sur les chemins. Mais Émile Ratier va nous réapprendre à entendre : il reconstitue la richesse et la profusion des sons de la vie quotidienne paysanne. Faire revivre ces bruits, c’est faire renaître la vie. C’est pour quoi ses « machines » cliquettent à qui mieux mieux, grincent follement, couinent bizarrement.

 

LES « JOUETS » d’Émile Ratier nous apparaissent d’autant plus nostalgiques, étranges et beaux qu’ils renvoient à un monde disparu. Je l’ai connu déjà finissant. Mais comment le transmettre ?
Tournons les manivelles, actionnons les rustiques biellettes. Une nouvelle fois, fermons les yeux. Laissons-nous emporter dans l’espace intérieur de la rêverie… Pour combien d’entre-nous les sons entendus alors évoquent-ils vraiment quelque chose ? Pourtant nous croyons tous avoir vécu de telles sensations : bruits de chariots, charrettes et autres charrois, sans parler du gazogène, des locomotives à vapeur et autres batteuses, barattes et trieuses… c’est à ce signe que se manifeste la magie d’une création authentique.
Émile Ratier a su, avec son savoir-faire, recréer le monde enchanté de l’enfance du monde qui sommeille en chacun de nous.
Alors, que la fête commence et recommence pour le vieux combattant qui, au soir de sa vie, criait encore contre les « corps constitués » que sa médaille militaire, lui, il ne l’avait pas achetée et que, s’il était encore là, c’est « qu’il y avait un bon Dieu pour les bougres » !

Jean-François Maurice
Gazogène n°18


Vacherie

Folie Fin-de-siècle

Troyes : ruines de la Vacherie

Ruines Publiques Fin-de-Siècle : carte postale

EN 1885, un certain Douanier Rousseau déclenche l’hilarité générale au salon des Refusés, c’est tout dire ! Cette même année, arrive à Rothéneuf un Abbé Fourré, dont on ne peut, certes, mettre la foi en doute, mais qui se fera connaître surtout pour ses rochers sculptés. En 1879 avait commencé à Hauterives la construction d’un Palais Idéal édifié par un Facteur rural nommé Cheval. Or, aux alentours de 1885, un homme commence lui aussi à édifier une œuvre architecturale singulière. De ce site qui a sans doute égalé les plus grands, il ne reste aujourd’hui plus rien, presque plus rien. Cet homme s’appelait Auguste Bourgoin et il avait baptisé son site du beau nom de Ruines publiques fin de siècle !

L’aventure commence à Troyes où la famille Bourgoin exploite une gravière. Peu à peu, les quatre frère Bourgoin vont diversifier leur entreprise : ramassage des ordures, des gravats, des démolitions, transports en tous genres, récupérations…

Après quelques années dé tâtonnements, l’un des frères, Auguste, commença en 1896, sur une parcelle de terrain qu’il possédait dans le quartier de la Vacherie à Troyes, à édifier des pyramides dans lesquelles il incluait des sculptures, des statuettes, des objets divers dont l’énumération formerait un inventaire à la Prévert ! Ces pyramides sont des constructions en pierre sèche, de base carré comportant des niches où l’on pouvait voir : Jeanne d’Arc, une Vénus, Napoléon Bonaparte, Garibaldi… Le site en comporta jusqu’à seize sans parler du Bureau des Ruines qui conservait les trouvailles les plus singulières !

Auguste Bourgoin ne s’était pas contenté de construire les Ruines, il les avait mises en scène. Au témoignage de Claude Berisé : « (il) alla jusqu’à construire un pont de bois au-dessus de l’eau d’une gravière pour y installer une très belle Plongeuse. Sur le bord de la même gravière, c’est une Baigneuse qui avait été placée bien en vue  » (1).

Las, après un temps de célébrité autour de 1900, les tours furent détruites les unes après les autres… sauf une, la plus petite, qui résiste encore au milieu des habitations, le flanc bardé d’une plaque muette qui aurait dû contenir un poème « en l’Honneur du Site » !

Jean-François Maurice
Gazogène n°17

(1) In Journal de la Vieille France, n°08, Les Ruines de la Vacherie


Art naïf et maisons closes

L’ouvrage de Romi : Maisons Closes (éd. de. 1955), comporte un chapitre intitulé Les Arts Populaires. On y trouve reproduit quelques dessins « naïfs » exécutés par des souteneurs et autres repris de justice et représentant des scènes liées à la prostitution.
Dessin à l’encre bleue. Intérieur de Maison
Raoul Alba, condamné à 20 ans de travaux forcés (1928)

La lecture de ces pages donnent bien des regrets : que sont devenus les dessins du détenu Fanfan dont, nous dit Romi, le peintre et illustrateur Dignimont aurait possédé tout un cahier ? De même, où sont passées les œuvres de ce « Monsieur Migron » que Romi présente ainsi : « … véritable illustrateur de l’histoire contemporaine des malfaiteurs, (il) a dessiné vers 1930 une curieuse suite de compositions à personnages multiples sous le titre général de La pègre (… ). On connait encore parmi les dessins de ce peintre de mœurs : La Bagarre au Bal Musette, La Tournée de la Sous-Maîtresse, Les Amis du Patron, et une trentaine d’épisodes quotidiens de la vie des dames galantes ».


La Bagarre des gars du Milieu
D
essin aux crayons de couleurs par Guillot, souteneur lyonnais, fait à la prison Saint-Paul à Lyon (vers 1929).

La plupart des œuvres exécutées par les gens du Milieu sont d’inspiration vériste : reproduction minutieuse de leurs crimes et délits, de vengeances, de bagarres, de coups et blessures, sans oublier les-scènes de ménage…

Comme toujours, les créateurs véritablement inventifs sont rares, même si Romi précise : « Il peut parfois se trouver parmi eux un peintre instinctif réellement doué comme Martin, le relégué, onze fois évadé de la Guyane, dont le Docteur Vinchon a publié les dessins qui évoquent les forêts dessinées feuille à feuille dont rêvait le bon Rousseau ».


Ma Gonzesse
.
Dessin exécuté au bagne par Raoul Alba,  condamné de droit commun (1930)

Jean-François Maurice
Gazogène n°13




Guallino…

Guallino

Par Anne Poiré

Guallino : un plaisir magnétique !

À l’huile et au couteau, dès 1958, trois chevaux s’ébattent parmi l’herbe en feu… Alors que Guallino a toujours été terrorisé par ces mammifères, trop grands, très impressionnants, leur représentation, comme celle des corps, des femmes, des êtres dans leur variété absolue, le fascine… au moins depuis Lascaux ! La vallée des merveilles le bouleverse, et il sait bien que l’art, c’est justement cette capacité à tracer des lignes, à reconstruire le monde, avec des couleurs, au-delà du simple mimétisme… Il aime dessiner, ciseler des loups… probablement par amitié pour le petit Chaperon rouge… ! Chez lui la figuration n’est pas reliée à la stricte réalité : dans n’importe quelle licorne, une dame lui sourit, les dragons crachent des flammes de sève rassurante, bourgeonnent, s’exfolient, et ses crocodiles, inoffensifs, drôles, ont immanquablement pour fonction… de sécher les larmes ! Quant aux girafes, on lui a raconté, quand il était enfant, qu’on les peignait…

Oui, de l’humour et des références, – singulièrement, c’est sans doute le plus sémillant paysage que l’on puisse noter, propice aux surprises, si l’on déambule dans la polychromie de Guallino. Moi, je l’ai rencontré au détour d’un tableau, au coin d’un triptyque. Au miroir d’une statuette, dans les creux et contours séduisants, dans les panaches de nuances flamboyantes. Dédales et méandres, cernes noirs, coulées franches… Sa palette m’éblouit : peintre, sculpteur, il est aussi illustrateur, au vitrail d’une tâche inlassable, qu’il poursuit dans les irisations du quotidien. Tragique, grave, il peut se révéler ludique, espiègle… Poète, avant tout : en lui l’enfance rebondit. Joueuse.

Bouquets aux parfums voluptueux, capiteux : Cadeau gingembre, Légendes obscures, Lutin butine, Du train où vagabonde, Protecteur chevelure vermillon, Montreur d’ombres, Détail de la carte du miel, D’âme racine, Bouclier vaillance, Bord de soleil, Exubérance d’impulsifs, Un-huit-six-marelle, Mer à l’envers pic-vert, Dispersion d’éclats, Chat perlipopette et Tourne-délivrance

Imprévisibles bottes et gerbes aux senteurs de l’ailleurs : Hamamelis aux sept coeurs, Stèle de taureau mythologique, Fétiche adulte, Reliquaire de la figure féminine à la robe d’osier, Chariot ailé aux quatre roues, Charmes et losanges d’offrandes et duettistes, Douleur capitale,Jardin d’Eden, Pigments en filets, Confetti d’or, D’arc et de ciel

Dans son œuvre, des graffitis se promènent, des poèmes désaltèrent… Il picore certains vers de sa guallinette, – mots polyphoniques et sucrés, secrets… – , tisse des fonds au graphisme proche d’une énigmatique calligraphie, lettres sans destinataires définis… Et dans le halo de ses rêves s’exaltent, en deux ou trois dimensions, en une langue mystérieuse, des formes anthropomorphes, troublantes, de désir et de pulpe…

Guallino n’hésite pas à transformer le chêne en sautillante Envolée tête-à-tête, Lumière qui rit, aux vertus positives… Magicien du cyan, alchimiste carminé, enchanteur émeraude ou smaragdite : dans ce microcosme aux arbres d’azur, ce sont surtout des humains, amoureux, heureux, qui abondent ! Irrésistibles Dompteuse-tendresse, Clématite-Passion…. Les titres se font l’écho d’un univers riche, varié, aux trouvailles nombreuses, dans les marges et les hasards remarquables.

Entre chair à vif et caresse magistrale, ces élans s’équilibrent et me font palpiter, – Jours à naître – , en un vertigineux plaisir magnétique !

Guallino de A à Z !

Autodidacte, alchimiste carminé, l’homme de la négation des contraintes et des méthodes dévoyées, abondant, fait pousser d’acrobatiques rêves anthropomorphes, dans l’aube de son atelier-jardin. Amoureux, il s’affranchit.

Baroques, ses délinéaments, ses assemblages, ses recoins de cavernes d’Ali-Baba, les amoncellements, pavois, où s’enchevêtrent…, chassés-croisés à l’occasion bifaces, icônes dynamiques, fétiches, reliquaires, dans le bois, qui lui paraît si simple à modeler… comme à la bougie : scènes dérobées à la nuit. Bribes, à demi effacés.

Couleurs chaudes, ciselées, couleurs tonitruantes, caressées, couleurs jeu, calquées. Couleurs vitrail. La palette chatoie et vrombit, chante et virevolte : coloriste, Guallino, ses fonds absorbés par des cyans, des amarantes, des ocres et des violacés… Le corps culmine, fiévreux, chevelures chatoyantes. Magistraux croquis crinières…

Dragons dodus, danseuses dégagées des drames, duos de duettistes, – charme – , avec eux, point de danger ! Dans la déclinaison d’une exceptionnelle complicité, ces signes métamorphosent d’amicaux dessins béances, denses dédales et méandres…

Enfance : écho, celle qu’il n’a pas vécue, expérimentée. Élan, celle, espiègle, qu’il aurait pu ébaucher. Celle qu’il se réinvente, chaque jour, dans l’épure de contes, terreurs et fascinations. Évidence de ces évidements en apesanteur… Expressionnisme. Éclairs et éclairages d’un enchanteur équilibre, émeraude ou smaragdite…

Fête, festivité, carnaval, masques fendus, plages de féminité, figures franchement, farouchement foudroyantes.

Graphismes rejoignant les mythes, trajectoires symboliques : gala de grottes galbées, gamineries gazouillantes…

Huile et craie sont ses premiers matériaux, et désormais l’acrylique, le contreplaqué, le carton, la toile, l’étoffe soyeuse, la ficelle, l’os. Tout lui est bon ! Histoires que l’on se raconte le soir, pour se rassurer, s’endormir. Pour l’humour. L’humeur. L’amour… dans le noir habité.

Illustrateur irrésistible, il aime la poésie qui fait pleurer, qui noue l’estomac, coup de poing dans le rire. Les irrégularités. Idoles maîtresses du poisson luciole.

Jubilation de la création juste.

Kakémono, makimono, peintures japonaises sur soie ou sur papier, suspendues verticalement, que l’on enroule autour d’un bâton, kilims : le monde entier, sa maison… Kaléidoscope de tant de possibilités kidnappées au kiosque des temps…

Ludique, son œuvre traverse en funambule. Loup spontané. Lumineuse lisibilité volontairement, langoureusement, brouillée.

Magnétique mai 68 : c’est pour lui l’interdit d’interdire, le face à face avec le feu. Il brûle tout. Malaxe la chair multicolore aux échardes des planches. Monolithes à ornements mêlés… miroir reprenant des fables anciennes, dans le monumental comme dans le plus intime… Magicien du microcosme, il ausculte les marges.

Noyées dans la douleur, nuances de lignes, homogénéisant les non-frontières.

Ombre, obscurité mystérieuse, et dans la clarté, bien en vue : des corps… Ovales, cercles de tondos, formats inhabituels, grattés, rappelant les graffiti, inscriptions à même la pierre, échelles, griffures sur plâtre, emblèmes greffés sur d’antiques boucliers de bronze, matières douces et rugueuses, présentant des plis, replis, gerçures recouvertes de mousses, marques semblables à des indices tribaux, enveloppes aux aspérités parfois innocentes, gratuites, souvent signifiantes… Odalisques ciel hardi.

Peintre, il voit palpiter panaches de tonalités. Passeur, il saisit l’espace pour le croquer, dans le primitivisme et la polychromie des pièces d’un puzzle toujours à compléter. Parcours potentiellement infini. Plaisir.

Quadrature de la quadrichromie, des quatre-saisons, du quattrocento : quotidiennes questions…

Refus. De l’art. Références au doute. Interrogations multiples dans le relief, les pleins et les concavités, la réminiscence. Rites secrets élaborés dans l’antre.

Singulier sculpteur ses volumes, sauvages, rencontrent la simplicité, l’intensité, jusque dans des stèles, hiératiques, ou la sciure, transformant le support, collages de tissus, aussi, dans la stridence, à vif, les cris perçants… Pétulants soleils lavande, astres Lipari, boules de Lérins, dans la senteur somptueusement légère…

Tracé libre de ses trouvailles, à l’encre de Chine, au pastel, scarifications sûres, cernant…, textes illisibles, triptyques palimpsestes à deviner, décrypter, décoder : hiéroglyphes. Tendus les bras, les membres pervenches tourne-coquelicotent… Trouble de désir et de pulpe…

Unanime univers de l’urgence. L’usure est impossible.

Veines, qu’il opacifie par des coloris veloutés, allègres… Des essences naturelles il a glissé vers la vertigineuse recomposition, par vague : la vanillée renaissance, variée, vermillonnée, des vertèbres enverveinées de chaque version. Verte tendresse, vernissage après vernissage…

Wagon-foudre, wagon-étoile, wagon-constellation, le voyage ne peut cesser.

Xylographiques, ses gravures, rares, – taille d’épargne, ou en creux… -, découpent le blanc.

Yeux grands ouverts, le regard en yo-yo, va et vient, ne quitte jamais, obsède, fouille.

Zones en contrastes. D’autres pans sombres, zinzolin, d’un même tableau, zestes à recommencer, à explorer.

Anne Poiré
Gazogène n°25

Le site d’Anne Poiré


Le diable et le bon dieu : Philippe Aïni

Les malheurs de Philippe Aïni

par Jean-François Maurice

L’affaire de l’église Saint-Michel de Flines-lez-Raches est maintenant sue : il y a près de 5 ans, Philippe Aïni commençait dans ce lieu une fresque de 13 mètres de long sur 7 de haut avec plus de 90 personnages, fresque qui fut inaugurée en grande pompe le 21 juin 1990…

Philippe Aïni
Fresque de Philippe Aïni

La suite est malheureusement connue : dégradations, mutilations, destructions, menaces… Madame Jeanine Rivais m’avait envoyé un dossier qui a paru intégralement dans Les Cahiers d’Ozenda, ainsi que d’autres pour lesquels je pensais avoir une certaine primeur. Mais peu importe, revenons à Aïni. Si je ne l’ai jamais rencontré, j’ai la chance de connaître son travail depuis belle lurette, dès Eymoutiers et Monteton. J’aime ses œuvres qui mettent souvent mal à l’aise. J’ai défendu son travail à plusieurs occasions, même s’il n’en a jamais rien su.
C’est à ma demande que Philippe Aïni m’a gracieusement envoyées les cartes postales qui illustrent ce texte.

MAIS QU’ALLAIT-IL FAIRE EN CETTE GALÈRE ?

Ce préambule dit, AÏNI à L’ÉGLISE, C’ÉTAIT VRAIMENT TENTER LE DIABLE ! Ou bien il s’agit d’innocence et alors j’espère que ses yeux vont s’ouvrir, ou bien de provocation et alors il faut assumer ; y a-t-il un entre-deux ? Car Aïni dans une église, je le répète,c’est totalement incongru ! Investir des lieux, y compris d’anciens lieux de culte, pourquoi pas! Encore faut-il imposer des mythes nouveaux, subvertir radicalement l’endroit, le faire absolument autre!  Mais est-ce possible ? Ne, faut-il pas au contraire fuir ces lieux si chargés de rituels ? Je pose simplement la question.
Le problème Aïni reste.

Jean-François Maurice
Gazogène n°10


Reinaldo Eckenberger

Poupées de Reinaldo Eckenberger
Poupées de Reinaldo Eckenberger

Quant à moi la découverte fut de voir en vrai le travail de Reinaldo Eckenberger, argentin d’origine mais créant à Salvador au Brésil. Ses poupées vivement colorées sont un régal non seulement pour les yeux mais pour tous les sens, comme si l’on participait à un immense carnaval imaginaire, à une fête sensuelle et pourtant si proche du tragique et du morbide.

Malheureusement, à trois reprises, alors que nous commencions à échanger quelques mots avec Reinaldo Eckenberger, nous avons été séparés ; par des journalistes, par des photographes… Ce créateur singulier aurait fondé un petit musée d’art singulier à Salvador, et pour se déplacer en Europe il utiliserait des trésors d’ingéniosité… Ce personnage attachant, nous le retrouverons certainement dans un prochain Gazogène.

Jean-François Maurice
Gazogène n°09


Claude Massé, le « papa » des Patots

Le « papa » des Patots

par Jean-François Maurice

Claude Massé : le papa des Patots.Un Patot de Claude Massé

Me voici un jour visitant une Exposition à Montauban organisée sous la houlette de Paul Duchein. J’y vois une œuvre qui aussitôt m’attire : un Patot ! Il faut vous dire qu’à l’époque je découpais des bouchons de liège pour composer des Tableaux, sortes de saynètes baroques et improbables qui me semblaient à moi-même étrangères.

Cette unique œuvre de Claude Massé au milieu de l’immense musée Ingres suffit à mon bonheur.
S’ensuivit une correspondance.
Avec des hauts. Et des bas.
Je dois avouer que le demandeur, c’était moi. Demande d’article pour la Revue de la Création Franche, demande de renseignement sur ses souvenirs concernant Dubuffet, sur son père, leurs correspondances… Car avant d’aimer les œuvres du fils, j’avais dévoré celles du Père, bien qu’il me semble que Ludovic Massé était fort peu lu en cette fin des années soixante. Mais j’avais eu la chance que mon propre père ait aimé Le Mas des Oubels comme l’atteste encore sa signature figurant sur la page de garde du volume fatigué de la Collection Séquana, car seuls les ouvrages qu’il avait relu avec plaisir portaient cet ex-libris. De ce fait d’autres titres de Ludovic Massé, publiés par L’Amitié par le Livre si je me souviens bien, figuraient sur d’humbles rayonnages. Avec le recul du temps, je découvre d’étranges points communs entre mon père et l’auteur du Vin Pur : l’intransigeance républicaine n’est bien souvent que le masque qui canalise un bouillonnement libertaire…

Mais ici, c’est de Claude Massé qu’il s’agit ! Eh ! Certes ! Mais n’étant pas un critique d’art professionnel, on m’excusera, je pense, de rechercher sous les yeux de mes lecteurs le pourquoi de cette émotion qui m’a saisi devant les Patots de Claude Massé. Nous autres, qui ne sommes pas des « artistes bruts » au sens authentique donné à cette expression par Jean Dubuffet, nous prétendons rompre avec toute filiation de l’art « officiel » et avec « l’Asphyxiante culture ». Et, de surcroit, nous nions bien souvent être véritablement « pères de nos œuvres » selon la formule consacrée. Cette dénégation n’est-elle pas le signe qu’il nous a fallu accomplir, et le parricide, et le travail du deuil ?
Reste ce point commun réel entre Claude Massé et moi : le liège. Et celui qui n’a pas travaillé ce matériau ne sait pas de quoi l’on parle. Un Gironella le sait encore, lui. Aujourd’hui, Claude Massé. Comment est-il possible de rendre si expressifs tant de personnages ? De les individualiser comme dans une caractérologie infinie ?

Est-ce l’habitude de travailler une matière si tendre et si rebelle qui a fourni ces collages/découpages/entrelacs présentés maintenant ? À moins que la gestuelle répétitive ne joue aussi son rôle ?

J’ai plaisir encore à trouver une filiation imaginaire entre les enveloppes décorées de découpages formidablement inventifs de Pierre Pascaud, celles d’Alain Pauzié, et de Claude Massé. En cette époque où explose un « Mail Art » de commande et de pacotille, un mouvement « collagiste » tout azimut, il est bon de trouver quelques repères au delà des modes. Claude Massé, grand demi-frère lointain, en est un. Je ne puis lui rendre plus grand hommage.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16


Danielle Le Bricquir, mythe impalpable

DANIELLE LE BRICQUIR, MYTHE IMPALPABLE

Danielle Le Bricquir

Dès ma première rencontre avec son œuvre je me suis trouvé en communion. Ce qui me fait plaisir c’est que toutes les personnes amies qui, depuis, ont rencontré à Cahors Danielle Le Bricquir me demandent systématiquement de ses nouvelles. Mais la pure subjectivité peut-elle s’ériger en critère esthétique ? Eh certes ! Car on confond trop souvent celle-ci avec le pur copinage, le renvoi d’ascenseur, l’écrit de complaisance… Pour moi, un des critères de sélection relève de l’empathie, de l’identification affective – et sensible – et cependant distanciée, distance sans laquelle l’émotion n’aboutirait qu’à l’hagiographie.

Évidemment à cela s’ajoute d’autres critères intellectuels, culturels et historiques : Art Brut ? Neuve Invention ? etc. Sans parler de la création d’un univers mental et plastique plus ou moins original et singulier.

L’art de Danielle Le Bricquir est à son image : fragile et immémorial. Ses statuettes haussent l’événement quotidien à hauteur d’un mythe & les aléas de la vie au niveau d’une geste légendaire. Voyez cette foultitude de personnages dont chacun existe d’une vie propre. Ils expriment comme dans un imagier d’autrefois toute la gamme des sentiments, des désirs,des passions. Chaque saynète grouille de pulsions, d’angoisses, de meurtrissures.

La fragilité des matériaux est à la mesure de la dureté des temps. Contemplant cette théorie de statuettes furieusement inventive, on ne peut s’empêcher de penser à ce propos d’Alain : « Il n’est pas de vrai bonheur sans une pointe d’angoisse ».

Jean-François Maurice
Gazogène n°16


L’œuvre au noir de l’abbé Bachié

L’ŒUVRE AU NOIR DE L’ABBÉ BACHIÉ

(1913-1991)

par Jean-François Maurice

Sculpture (bois ramassé) de l'abbé Bachié

Sculpture (bois ramassé) de l’abbé Bachié

C’est avec mon ami André Roumieux que j’ai découvert à Gramat les sculptures de l’Abbé Bachié. Plus tard, grâce à l’Abbé Rosière, j’ai pu reconstituer la vie de ce créateur si singulier. Aujourd’hui, la plupart des pièces sont à la « Fabuloserie ». L’Abbé Bachié était un homme affable et souriant; ceux qui l’ont connu m’ont tous parlé en ces termes. Mais cette faconde cachait un grand courage : durant la dernière guerre, ordonné prêtre en 1939, il a parcouru tout le causse de Limogne à bicyclette, la nuit, « au service de la J.A.C. » a-t-il dit plus tard !

Son activité créatrice a été longtemps secrète. Il ramassait au cours de ses promenades des bouts de bois, des racines… Puis, la nuit, les retouchait légèrement, parfois les colorait discrètement… Et la magie jouait : sous nos yeux éblouis surgissaient des formes merveilleuses : le loup amadoué par Saint François d’assise mais aussi quelque monstre maléfique…

Cette œuvre Brute est en effet placée sous le signe de la dualité, du Bien et du Mal, du Jour et de la Nuit, du Naturel et du Monstrueux…

Dans les quelques lignes écrites par l’Abbé Bachié et publiées (n°4 & n°11/12 de Gazogène) on ne peut qu’être frappé par la modestie, l’ambiguïté voire la douleur contenue des propos…

« … que ma sépulture soit gaie… » a-t-il dit ! Je ne l’ai pas connu et j’en ai regret alors je le cite :

« Qu’êtes-vous venus voir ? Des branches, des racines, des vieilles et des tordues, des fétus que les hommes repoussent du pied ou ramassent avec des fourches, pour le feu ou pour des tas qui pourriront.

Et pourtant : ces branches dont personne ne veut, ces lierres tors, ces genièvres torturés, ces racines squelettiques, lourdes, la nature les a aimés et, à sa manière drôle et fantaisiste, leur a ciselé une forme, presque donné un langage… »

Bois : sculptures

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16


À propos d’invention dans le graphisme de l’écriture, version Chomo

À propos d’invention dans le graphisme de l’écriture, version Chomo

par Bruno Montpied

Les panneaux dont Chomo, l’ermite de la forêt d’Achères, parsèment son Village d’Art Préludien sont rédigés dans une orthographe de son cru. Les textes, au niveau poétique fort inégal, se présentent en outre en manuscrit, son auteur manifestant sa volonté de mettre en valeur les qualités esthétiques du graphisme manuscrit.

On sait que le domaine de Chomo, où l’on peut voir le résultat de plus de trente ans de création expérimentale menée par un seul individu, a été investi par lui au début des années 60. Chomo auparavant avait fait l’école des Beaux-Arts, et avait exposé en galerie à Paris. Il nous a même déclaré, un jour que nous le visitions, qu’il avait également une sculpture que lui avait prise le musée d’art moderne de Paris. En conséquence, on ne peut déjà pas assimiler Chomo à l’art brut, du moins si l’on s’en tient aux définitions de Dubuffet en la matière (un des critères étant l’absence totale de la part du créateur brut d’accointances de quelque sorte que ce soit avec le système de diffusion et de communication professionnel de l’art), on ne peut l’assimiler à l’art brut pour ce qui concerne la première partie de son œuvre. Cette première période étant marquée par la création de ce qu’il a appelés les Bois Brûlés. Ce qui fut, entre parenthèses, sa période de loin la plus créative, et donc conçue – Ô paradoxe,dans dans une époque non « brute » ; il est à noter, pour agrandir notre parenthèse, qu’on a appris récemment que Chomo avait d’ailleurs entrepris de retoucher ces fameux Bois qu’il avait pourtant entreposés jusqu’à présent dans ce qu’il avait appelé lui-même un « Sanctuaire » (voir à ce sujet le numéro spécial du Bulletin de la Société Littéraire des P.T.T. de janvier 1991, consacré entièrement à Chomo, dont nous avons tiré les textes de Chomo reproduits avec notre texte). Cela peut apparaitre inquiétant si l’on songe à ce que les artistes vieillissants infligent à leurs œuvres de jeunesse. On aimerait en savoir plus…

"Tout ce qui est beau est un piège", Chomo

Tout ce qui est beau est un piège, Chomo

Pour ce qui concerne la seconde partie de son œuvre, celle qui débute donc avec la création de son Village d’Art préludien dans la forêt d’Achères, il y a une inventivité manifeste (un autre des critères qui permettaient à Dubuffet de voir s’il avait en face de lui de l’art brut ou non), mais pas là où ses commentateurs les plus zélés voudraient nous le faire croire. Nous allons dire là où il y en a selon nous pour dire ensuite’ où il n’y en a pas. Le génie de Chomo réside dans ses conceptions paysagistes. Il est à rapprocher du vaste ensemble des Inspirés du bord des routes, plutôt que de l’art brut. L’architecture de ses « sanctuaires » et autres « refuge » est tout à fait insolite. Nous pensons toujours à la surprise et au ravissement qui furent les nôtres lorsque nous découvrîmes que la cheminée extérieure du Refuge était structurée avec des carcasses de voitures, aux dires de Chomo lui-même… Et puis enfin, au chapitre de l’inventivité, doit être reconnue à Chomo son attitude face à l’organisation sociale de son temps, son comportement réfractaire à toutes sortes d’enrégimentements, son profond anarchisme individualiste, quoique mâtiné d’un peu de mysticisme. La créativité en effet peut s’appliquer à la conduite qu’un homme choisit de suivre dans sa vie.

"La plus belle religion, c'est le respect de la vie..." écriture de Chomo
« La plus belle religion… » écriture de Chomo

Par contre, il y a fort peu d’invention dans le domaine de l’expression écrite (et pas davantage dans ses sculptures, bois de Séverine ou autres), aussi bien poétiquement que formellement parlant. Ses écritures à l’orthographe phonétique imitent sans recréation les écritures de Dubuffet lui-même, et plus généralement, restent loin derrière les innombrables recherches en matière de langues imaginaires, graphismes nouveaux, etc, menées bien avant lui ou autour de lui.

"J'ai accroché ma peau au porte-manteaux des morts", chomo

On se reportera avec fruit, entre autres documentations disponibles sur la question, au n° 32-33 de la revue Bizarre (1964), intitulé La Littérature Illettrée ou La Littérature à la lettre. Pour illustrer notre point de vue, nous avons voulu apporter ici un seul exemple de véritable créativité dans le graphisme et l’écriture en présentant au lecteur des logogrammes du poète et fondateur du groupe expérimental COBRA : Christian Dotremont.

la liberté... C. Dotremont

La liberté c’est d’être inégal, Christian Dotremont

Ici s’allient poésie de haute volée, finesse des suggestions, mystère de l’image plastique qui se trouve indissolublement lié à la révélation du mystère expressif contenu dans les lettres que nos mains tracent en écrivant. Il y a là révélation d’un aspect idéogrammatique caché dans l’écriture occidentale, image non pas dans le tapis, mais images cachées dans les mots écrits… Cela ne va-t-il pas plus loin tout de même que la simple tentative d’écriture phonétique à la Dubuffet, ou à la Chomo ?

Christian DOTREMONT, logogrammes

On souhaiterait que les amateurs d’art brut se renseignent davantage sur l’histoire des novations qui passe bon gré mal gré par l’histoire des avant-gardes et de la poésie modernes, n’en déplaise à Dubuffet qui avait de son côté, cependant, bien étudié le domaine avant de conclure à son rejet, sans prévoir qu’allaient venir après lui des hordes de jeunes artistes qui prendraient ses oukases pour argent comptant et se dispenseraient de toute étude que ce soit. Ce qui donne l’art dit « singulier » du moment…

Il n’est pas sûr qu’en matière de révolte, on n’ait pas besoin de mémoire.

Christian DOTREMONT, logogrammes

Né de la cécité de ne te voir qu’ainsi, Christian DOTREMONT, logogrammes

Bruno Montpied, 19-6-93. Gazogène n°07-08


Tour de France de quelques bricoles poétiques (inédits) en plein air

Tour de France de quelques bricoles poétiques (inédits) en plein air

par Bruno Montpied

Sillonner la France dans toutes les directions permet de trouver encore de nombreux messages attardés, datant des anciennes civilisations rurales. Si l’on y prenait garde, cela permettrait à ceux qui ne veulent pas perdre le fil de la tradition quant à un certain savoir-vivre collectif, imprégné d’innocence et d’émotion poétique, de recueillir le témoignage qui est encore là, aujourd’hui, sous leurs yeux, mais jusqu’à quand ?

Sillonner la France… et l’Europe ! Ces messages ont parfois de fort curieuses manières de se manifester. J’ai vu il y a peu un film suédois du cinéaste Bille August, intitulé Les meilleures intentions.Dans certaines scènes, l’action se passant dans un village du grand nord suédois, on aperçoit en arrière-plan, sur les boiseries d’un presbytère et sur le mur d’une chapelle, des fresques un peu passées, d’allure parfaitement naïve, à motifs religieux, naturellement. Inutile de dire qu’à aucun moment le cinéaste ne renseigne le spectateur sur ce qui n’est dans son film qu’un décor prouvant la rusticité du lieu de l’action. Où trouver, si ce n’est au fond d’une bibliothèque, de la documentation plus précise sur ce genre d’art populaire suédois ? Comme je l’ai écrit ailleurs (Gazogène n°05, l’article Miroir de l’immédiat), la recherche de l’art populaire s’avère bien un véritable parcours du combattant !

Petite paysanne portant besaceJ’ai aimé, un jour, faire une autre découverte, assez minime certes, mais digne d’être mentionnée dans ce petit parcours consacré précisément aux « bricoles » de plein air. Pas tant pour la découverte elle-même que pour la façon dont elle fut faite… Peu de temps avant d’aller à Auray, en cherchant à visiter la maison de Marie Henry, au Pouldu, cette ancienne auberge où avaient vécu, et créé, en commun Gauguin, Filiger, Meyer de Haan et quelques autres artistes « cloisonnistes », post-impressionnistes de la fin du siècle dernier (ils créaient en commun, préfigurant les expérimentations collectives de groupes d’artistes comme COBRA dans les années 50 du vingtième siècle , influencés comme eux par l’art populaire environnant), et la trouvant fermée, par malchance, Marie-José et moi tombâmes en arrêt devant une sculpture représentant une petite paysanne portant besace plantée sur un pilier en clôture de la route où nous passions. C’eût été dommage de l’oublier, non ? (le hasard ayant voulu ce jour-là nous offrir la découverte d’une œuvre populaire inconnue alors qu’il nous refusait dans le même temps l’accès aux œuvres plus « historiques ». C’était comme un juste retour de balancier…) .
Paysanne portant besace

J’aime trouver autre chose que ce que j’étais venu chercher. Comme on le sait, Picasso a fait des émules… Il en va en matière de dérive à l’affût d’art populaire comme de la peinture. On fait parfois seulement semblant de chercher.

Notez que les trouvailles ne se révéleront qu’à ceux qui ne se refusent à traverser aucune terre ingrate…

L’art, qui n’est pas de l’Art au sens où l’entend l’esthète (toujours affamé de génuflexion devant les icônes des musées et de la Culture sacralisée), l’art inconscient, primitiviste, pousse partout. Il ne suppose en fait aucun prosélyte, aucun missionnaire (quel que soit son obédience). Il vit sa vie,comme le chiendent. En parler vise entre autres à souligner le paradoxe: qu’il existe une activité créatrice qui se passe totalement de médiation et de commentaires, mais que l’on désire cependant faire connaître… Décrire et commenter ce qui se passe radicalement de description et de commentaire… On voit d’ici tous les malentendus qui s’élèvent…

Au hasard d’une conversation avec Roland Nicoux, l’actif animateur de l’Association du Plateau des Combes à Felletin, passionné par le cas de François Michaud, ce tailleur de pierre naïf originaire de Masgot dans la Creuse, j’appris qu’il existait d’autres sculptures de style populaire dans la région creusoise (quoique de moindre importance et en moins grande quantité). Roland Nicoux, après une réunion de travail sur le livre que nous préparions sur Michaud (sortie prévue au printemps 1993 aux éditions Lucien Souny), fit découvrir à quelques mordus des surprises de bord des routes, outre les sculptures du cimetière de Gentioux (entre autres le tombeau de la famille de Jean Cacaud, autre tailleur de pierre, comme François Michaud), cette femme de granit qui se dresse dans un jardin à Bellegarde, due au ciseau d’un troisième tailleur de pierre, nommé Alexandre Georget. Originellement, cette statue aux proportions imposantes, qui paraît inachevée (un de ses bras tient une faucille, le drapé de sa robe semble seulement esquissée), se tenait ailleurs. Elle devait décorer un bassin dans le jardin de son créateur qui habitait Lascaux, dans la commune de Moutier-Roseil, toujours dans la Creuse,et donc rien à voir avec la préhistoire…

Malheureusement, la camarde en décida autrement et emporta le sculpteur dans l’au-delà. La statue qui date, semble-t-il (toujours selon Roland Nicoux), de la fin du siècle dernier, fut transférée par la suite à Bellegarde chez un cousin de la famille de Roland Nicoux,ce qui nous permet de la voir encore aujourd’hui, se dressant, insolite, devant une villa qui, il faut bien le dire, n’a que peu de rapports avec elle…

Combien d’œuvres anonymes, naïves ou insolites, attendent, encore ignorées, au fond des innombrables interstices de notre géographie familière ? Le photographe Patrick Riou, à qui je vins un jour poser la question (à la suite, du reste,d’un autre parcours du combattant), lors d’un passage à Toulouse -je cherchais à en savoir plus sur ses repérages de sites d’art brut dans le Sud-Ouest (cette recherche n’a jusqu’ici malheureusement pas fait l’objet d’une suffisante publicité)-  Patrick Riou, donc, me répondit que selon lui le nombre des sites d’art inspiré n’était vraiment pas quantifiable. À bien réfléchir à cette opinion, on finit par conclure que cela vaut mieux. L’idée d’une création à l’infini, une création de qualité bien entendu, dont seul un infime bout émerge sous le regard cupide et violeur des médias, l’idée est plaisante.

Un dictionnaire centré sur la question -et je ne doute pas qu’il paraisse un jour- ne pourrait pas, et de loin, épuiser tant les réponses sont illimitées, comme les situations L’inventaire, par nature, ne peut se clore. Pas plus qu’on ne la vie sous l’œil d’un microscope.

galette de béton, par M. BrandtGalette de béton, par M. Brandt.

Qu’est-ce qui explique que M.Brandt, habitant de Germigny, pour décorer sa maison -très succintement, selon Marie-José Drogou, Jacqueline et Raymond Humbert du Musée des Arts Ruraux de Laduz qui m’ont aimablement fait connaître l’existence de ce créateur, et ce qui reste de son œuvre (la sculpture de l’illustration reproduite à la page précédente fait partie de la collection du Musée de Laduz, et fut présentée notamment à l’occasion des expositions La Marine populaire, au Musée (1991), et Art Populaire Insolite, œuvres de patience, à la Maison du Coche d’Eau (1975-1976), qui fut le premier espace muséal où la famille Humbert amorça la présentation de ses collections d’art populaire)- qu’est-ce qui explique, donc, que M.Brandt ait choisi le béton, épais, pour réaliser ses travaux, si personnels et pourtant, si légers ? On dirait que pour rendre cette naïveté du sujet, si redoutable devant les tabous d’un certain code de conduite masculine (et qui fait néanmoins penser aux travaux de patience des marins d’autrefois, bien que l’œuvre fût réalisée loin de la mer, aux limites de la Bourgogne), il fallait que ce soit incarné de la façon la plus tangible, dans la matière la plus lourde, la plus dense, faute de quoi M. Brandt, et l’entourage dont il imaginait les réactions, n’auraient pas admis la réalité de son audace.

À ce sujet, j’aime assez ce qu’écrit l’auteur d’un livre sur l’art populaire tchécoslovaque, richement illustré (les photos sont signées Alexandre Paul et montrent toutes des objets extraordinairement émouvants), que j’ai récemment acquis par hasard dans un marché aux livres anciens (l’auteur : Karel Šourek), sur l’écart existant entre le besoin qu’un autodidacte a de s’exprimer et les moyens qu’il met en œuvre pour ce faire : « Et plus simple, plus primitive est la matière employée, la conception et l’exécution de l’œuvre, meilleure est-elle en tant qu’exemplaire de l’art populaire, car plus grande est la différence entre le besoin d’un homme ordinaire d’exprimer quelque chose et ses possibilités d’exécution, plus fort ce besoin devait-il être, plus grande devait être l’émotion sous-jacente. » (L’art populaire en Images, éditions Artia, Prague, 1956.)

Plus forte et plus originale est aussi l’œuvre obtenue par l’homme auquel pense Karel Šourek. J’ai envie, ici ; de convoquer un autre avis, celui de Valérie Chanut qui a écrit des remarques fort sensées dans le dépliant que le tout jeune musée d’art naïf de Noyers-sur-Serein édita au bout de ses trois premières années d’existence, cette fois à propos des créateurs dits « naïfs »:
« [Le peintre naïf] ne possède aucun savoir pictural, il est autodidacte, il doit donc s’improviser peintre ; ignorant, il doit réinventer l’art […]. (Il) va donc créer sa propre logique de représentation. […] La peinture naïve abonde en interprétations de l’espace, elle fournit un répertoire de solutions allant de l’exactitude quasi photographique à la simple juxtaposition des éléments. » (1991).

Sculpture d’Alexandre Georget

On le voit, le créateur spontané, peintre,sculpteur ou architecte, réinvente le monde à partir de zéro. C’est sa force, et parfois aussi, pour les moins doués, sa faiblesse. Autant on trouve un nombre illimité de créateurs, et dans des lieux où l’on ne s’attendrait vraiment pas à leur tomber dessus (comme dans ce parc préhistorique légèrement délirant et bouffon, où se cache en filigrane un esprit humoristique et taquin, appelé Cardoland, et situé à Chamoux-Vézelay, non loin de la merveille romane bien connue), autant les solutions que les créateurs trouvent, qu’ils se découvrent posséder à leur grande surprise, paraissent elle-mêmes d’une nouveauté sans limites. Dans l’art populaire plus qu’ailleurs, l’invention humaine paraît repousser les frontières…

Ici, je pense à nouveau  au livre de Karel Šourek, mentionné ci-dessus. En particulier, je voudrais faire partager à mes lecteurs mon étonnement devant une de ses illustrations représentant, nous dit la légende, « Un chandelier de noces de Slovaquie ». Cet objet, visiblement destiné à servir de cadeau de mariage, n’est-il pas étrangement conçu, les bougies, le petit cheval de bois avec son cavalier, et pour couronner le tout, cet arbre artificiel s’élevant tel un échafaudage de hasard ?

On n’en finirait pas de montrer comment l’art populaire depuis longtemps avait trouvé des techniques de représentation (le collage, par exemple, les assemblages dans les boîtes, etc.) qui ne furent employées dans l’art moderne du vingtième siècle qu’avec beaucoup de retard, et en organisant, de plus, tout un tapage ridicule autour…

Car encore aujourd’hui, les artistes contemporains gagneraient beaucoup à aller voir du côté de l’antique art populaire… Ils y gagneraient définitivement, s’ils parvenaient à cette occasion à perdre de leur superbe en acceptant de déposer leur couronne d’artiste, devenue aujourd’hui un symbole de fatuité et de prétention. Nous en serions enfin rafraîchis, et l’art redeviendrait un simple langage distancié inséré sans sacralisation dans nos vies quotidiennes.Texte et photos de Bruno Montpied

Texte et photos de Bruno Montpied

Pour finir, car il faut bien mettre une borne, alors pourquoi ne pas le faire sous forme de queue de poisson, je lève mon verre à tous les créateurs populaires, anonymes ou non, à qui je dois tant de merveilleuses découvertes, et en premier lieu à l’ami Charles Billy, disparu récemment, comme une photo inédite que je garde de lui m’y invite justement…Il se tient à jamais, buvant une bouteille de Beaujolais sur le monument d’hommage au vin du même nom qu’il venait, à l’époque de cette photo (1990),tout juste de commencer.
À ta santé, Charles Billy ! Et à la santé de tous ceux qui restent…

(Toutes les photos illustrant ce texte, sauf mention contraire, sont de Bruno Montpied. Elles sont toutes inédites.)

Bruno Montpied
Gazogène n°07-08


L’art des tombes dans l’ex-Yougoslavie

Un Art Populaire disparu…

L’art des tombes dans l’ex-Yougoslavie

par Douchan Stanimirovitch

La troisième mort de l’art populaire de Yougoslavie ! Déjà, dans cet article que nous reproduisons à partir du n° de Septembre 1974, XXVIIè année du Courrier de l’UNESCO, cet art tombal était en voie de disparition ! Qu’en est-il aujourd’hui où la ligne de front entre Serbes et Bosniaques est à quelques dizaines de kilomètres ?

Pierres tombales serbes : art populaire...
Pierres tombales serbes : art populaire…

UN ART POPULAIRE A PRÉSENT DISPARU

Quand les Serbes restituaient sur les pierres tombales l’image naïve et familière des vivants
par Douchan Stanimirovitch

L’art de vénérer ses morts a certainement existé chez les Slaves du Sud lorsqu’à l’état de nomades ils envahirent les Balkans pour peupler les régions qui furent fortement marquées par l’influence hellénistique et par la présence romaine. Les vestiges de cet art se trouvent sous forme de tombes en bois, sculptées et ornementées, dont on voit des exemplaires au musée ethnographique de Belgrade.

Par quel miracle la pierre a-t-elle été substituée au bois ?

Est-ce la transformation d’une civilisation nomade en une civilisation sédentaire qui impose la permanence de la pierre ?Ou fut-ce consécutif à un contact avec des bâtisseurs et des tailleurs de pierre ? Cette substitution est déjà dominante aux 14e et 15e siècles, surtout en Bosnie sous forme de monuments bogomiles, et à un degré moindre en Serbie, ces pierres tombales étant sculptées et comportant dans la majorité des cas la représentation de la figure humaine.

Quoi qu’il en soit, on assiste ensuite à une éclosion brusque. et étonnante d’un art ayant pour objet les pierres tombales, dès le début du 19e siècle, art qui va se poursuivre tout le long de ce siècle en y atteignant son apogée. Puis Il continuera encore à se manifester au début du 20e siècle, pour pratiquement disparaitre de nos jours à quelques exceptions près.

Cette manifestation prendra naissance au centre de la Serbie.La région privilégiée où cet art se trouve concentre est située dans la Sumadija, au sud de Belgrade, englobant les villes de Kragujevac, Cacak, Ivanjica et Titovo Uzice.
L’apparition de cet art ne constitue pas un phénomène isolé et elle ne se limite pas à quelques endroits épars. Elle intéresse tous les villages et bourgades de Sumadija dépassant parfois les limites de ce centre privilégié. C’est un art qui consiste à représenter ceux qui ne sont plus, et à en perpétuer le souvenir en précisant ce qu’ils furent et ce qu’ils ont fait, en recourant simultanément au ciseau qui taille la pierre et au pinceau qui dépose la couleur.
On y retrouve les personnages, les objets qui les accompagnent, les attributs de leur métier ou de leur profession et très souvent, sur un côté de Ia stèle, l’arbre de la vie qui jaillit d un pot de terre pour se terminer par une frondaison que picore une colombe représentant l’âme du défunt. Mais l’art de reproduire la vie se trouve dépassé et relégué au second plan tant parfois la vérité psychologique se fait pressante. Une coquette vous observe, le pessimiste aux commissures des lèvres abaissées évoque l’éternelle déception. Ailleurs, la contemplation et la vie intérieure rayonnent à travers les paupières abaissées. Et les soldats surgissent sans cesse, par groupe ou isolés, figés dans leur garde-à-vous éternel.
Toute une humanité est ainsi représentée : Immobile en apparence, qui ne se préoccupe plus, ni du salut de l’âme. ni des désirs du corps.

 tombe serbe...
Tombe serbe…

L’originalité de cet art est incontestable et sa diversité stupéfiante. Il s’apparente évidemment à un art populaire authentique, issu de la paysannerie. Un esprit attentif et curieux pourrait se faire aujourd’hui une idée de l’évolution de la société serbe qui a passé progressivement de la paysannerie à la vie citadine, en recourant aux points de repères que constituent ces pierres tombales.

D’où vient la qualité de cet art particulier que l’on aurait tendance, a priori, à traiter de mineur ? On est obligé de constater que l’on est en présence de véritables maîtres qui ont su œuvrer d’une façon originale tout en faisant preuve de spontanéité. Il s’en dégage une émotion, parfois contenue, toujours présente, et quelquefois teintée d’humour. On ne devrait pas en être surpris parce que chez ce peuple serbe a toujours existé un besoin inné de durer et d’exprimer sa volonté de permanence.
Ceux qui furent doués, même dans une société paysanne fortement limitée en possibilités, ont trouvé, par vocation, un champ d’application de leur besoin de création dans cette statuaire peinte, humble, attachée au sol, liée aux coutumes de la vie quotidienne. On s’explique ainsi leur richesse et leur diversité,

Mais le développement de la civilisation citadine a entraîné une mutation dans les sources d’inspiration de ces artistes dont le métier se substitue progressivement à la vocation; et les quelques rares professionnels qui taillent des pierres tombales et qui opèrent encore aujourd’hui n’ont ni la sobriété dans la maitrise technique, ni la fraîcheur d’inspiration, ni la spontanéité des anciens maîtres.

Ces pierres tombales, dans la majorité des exemples, sont traitées en bas-relief. À la limite et dans certains cas, on se contente d’un trait simple creusé sans recourir au modèle . Toutefois, il existe quelques pierres tombales taillées en ronde bosse, mais elles sont très rares.
Il est très probable que la pierre a été initialement du marbre blanc, provenant des carrières de Studenica où il y avait depuis des temps anciens des tailleurs de pierre réputés dans tout le pays. Étant donné le grain très serré du marbre, la peinture, dont on peut trouver néanmoins des traces à l’examen attentif, n’a pas tenu. On a ensuite utilisé une pierre fortement poreuse constituée d’un conglomérat de grains fins. Cette pierre présentait l’avantage de se laisser travailler plus facilement que le marbre, de s’imbiber des couleurs qui ont pu ainsi être conservées. Elles ont acquis, à travers le temps et les intempéries, une patine merveilleuse. Dans d’autres cas, la pierre poreuse comporte un à-plat à porosité plus fine qui sert de support à la couleur.

Certaines pierres tombales comportent des sentences, des maximes, la description des circonstances de la mort du défunt, les particularités de son caractère. Nous en donnons quelques-unes à titre d’exemples.

• Hélas ! je suis comme une fleur attristée qui a fleuri trop tôt et qui s’est vite fanée, comme une rose sous le soleil ardent.
• Loin de chez moi, les fleurs serbes ne fleuriront pas sur ma tombe. Dites aux miens que je ne reviendrai jamais.
• Il fut tué malgré lui par la main du gendarme en présence des autorités. (II s’agit d’une exécution, ce qui est exprimé elliptiquement.)
• Approche-toi, frère aimé et voyageur, je ne t’en veux pas. Regarde où repose ma jeunesse.
• Ici repose calmement Kruna, première épouse de Ljubomir Tedic. Fatiguée. elle a voulu prendre du repos. Qu’elle nous pardonne d’avoir péché. L’époux éploré Liubomir et sa seconde épouse Ljubovanka.
• Je me repose ici, tandis que tu me regardes, Je voudrais que tu sois à ma place afin que ce soit moi qui te regarde.

Aucun désespoir ne se dégage de ces pierres tombales, où transparaît néanmoins une certaine mélancolie, beaucoup de sérénité, une acceptation résignée du sort qui fut parfois injuste, une certaine philosophie simple de la vie et de l’humour.

Ces œuvres sont en train de mourir à leur tour d’une seconde mort sous la menace des intempéries.

Douchan Stanimirovitch
Gazogène n°14-15


Tour de France de quelques bricoles en plein air

Tour de France de quelques bricoles poétiques (inédites)
en plein air

(premier épisode)

par Bruno Montpied

Il est bon de se demander périodiquement quelle est l’activité que l’on préfère exercer. En ce qui me concerne, en dehors du farniente, pour lequel, comme disait Jacques Prévert, j’ai d’excellentes dispositions, et après éliminations de toutes sortes d’activités-corvées, imposées par les nécessités de la vie dans cette société, comme la nécessité de la gagner par exemple, je crois que je peux distinguer la rêverie.
Rêverie qui peut être active, bien entendu. On ne rêve pas seulement couché. Le rêve éveillé existe, plus ou moins refoulé par les contraintes, stimulé au contraire dès que l’absence de but ou le désœuvrement s’emparent de nous. La rêverie ambulatoire, activée par le hasard d’une promenade où le regard reste perpétuellement et intensément accueillant à tout ce qui peut arriver de curieux, insolite merveilleux ou inquiétante étrangeté aussi bien, la rêverie en marche, partant à la découverte d’œuvres de hasard, d’une poésie qui s’ignore, d’art brut, voilà ce qui me retient encore aujourd’hui.

Je ne veux pas, disant cela, contribuer à alimenter un quelconque et nouveau corpus artistique, voire le nouveau marché, encore balbutiant, de l’art singulier. Il y a assez de critiques d’art et de spécialistes de l’art marginal qui agissent en ce sens pour qu’on en ajoute encore un. D’autant que ces messieurs font fausse route et trahissent l’art brut en le réduisant à une simple esthétique de plus (je ne peux, ici, qu’avouer mon accord absolu avec ce qu’écrit Mme Annie Le Brun dans Du luxe à l’état sauvage, sa préface récente à l’exposition Slavko Kopac à la Galerie Alphonse Chave de Vence : «  [l’]attitude personnelle de Kopac a largement contribué à empêcher, des années durant, l’Art brut de basculer dans le domaine culturel, comme cela est en train de se produire aujourd’hui sous l’égide de spécialistes s’autorisant l’un après l’autre, à y voir les fondements d’une anti-esthétique ou d’une de ces contre-cultures dont notre époque fatiguée raffole. » Deux pages plus tôt, Annie Le Brun avait également écrit :  « Quant à la reconnaissance esthétique, Kopac lui voue une superbe indifférence qu’il est un des rares à partager avec les seuls artistes qu’il admire et respecte : les fous, les illuminés, les inspirés de l’Art brut. »).

J’ai la passion de l’ombre. De mes frères en rêverie, quel que soit leur place dans l’infecte hiérarchie sociale, je me sens proche. Mais j’ai un faible pour tous ceux qui font de l’art sans le savoir, ceux que, d’une façon très cohérente au fond, les critiques d’art cultivés regardent de haut, les ignorant la plupart du temps, et, lorsqu’ils acceptent de leur consacrer un strapontin dans le grand cirque culturel spectaculaire, les considérant avec cette espèce de condescendance et de paternalisme nécessaire à la constitution de leur bonne conscience.
Mes frères vivent dans l’ombre, cela ne veut pas dire qu’ils ne cherchent aucune audience, aucune amitié. Sans me faire trop d’illusions sur les possibilités d’éviter les dangers de récupération par les quelques espions toujours prêts à nourrir le spectacle médiatique-bouillie pour les chiens, je pense qu’il y a nécessité de maintenir les ponts ouverts entre les créateurs sauvages, solitaires, égocentriques, et leurs amis inconnus. Pour une société secrète de l’ombre-poésie…

Enseigne et rochers
Enseigne et rochers

De la France, inconsciemment, je me fais une carte bizarre, épurée de la majorité de sa superficie habituelle, seulement réduite au territoire qui m’arrange, celui sans ennui où les intervalles entre chaque surprise et découverte font une longueur suffisante pour qu’aucune force d’inertie ne s’interpose entre mes émerveillements successifs.
Je rêve qu’une main géante, comme celle de King-Kong dans le film splendide de Cooper et Schœdsack, me cueille pendant mon sommeil et me dépose encore inconscient près de la pointe de Pern à Ouessant. Une main aussi ahurissante que celle qu’on découvre à Joué-les-Tours sur un boulevard périphérique, enseigne publicitaire moderne certes, mais tendant, à celui qui sait voir, la clé des champs.
Ouessant, avant-garde et poupe de la fin du monde (beauté du mot « Finistère »… ), main ouverte sous le ciel immense,faisant l’aumône aux grains qui exposent une fresque très abstraite, sans cesse défaite puis reprise, dessinée avec les nuages et coloriée au gré des caprices du soleil de l’aube au crépuscule.

Réveillé au milieu d’un tableau de Max Ernst, encerclé de frottages concrets, minéraux aux teintes changeantes, libérant des formes fantastiques, là aussi, au gré de la progression des ombres creusant les contours, on commence en plein trouble interprétatif le voyage-surprise (parenthèse : j’ai toujours rêvé de voir le film de pierre Prévert qui porte ce titre. Un extrait entraperçu un jour m’ayant pour toujours enchaîné à le reconstruire entièrement ; à partir de lui, tant ce dernier était prometteur ; autre parenthèse : le cinéma, le souvenir de situations vécues dans des lectures, infusent dans la réalité. Je m’efforce, à dire vrai sans trop me fatiguer, de maintenir cette osmose qui transfigure les situations a priori banales). C’est ici que la règle magique énoncée ci-dessus, à savoir la nécessité de réduire les intervalles entre chaque surprise rencontrée sur le bord de la route, montre toutes ses vertus. Les yeux chavirés à cause des mirages entrevus à la pointe de Pern, la confiance plus tout à fait stable envers ma faculté à identifier les phénomènes nouveaux, rendent mon attention encore plus apte à repérer tout signe insolite pointant à l’horizon.

Suivant à la Pentecôte 91 le sentier de Grande Randonnée (G.R.35) qui serpente dans la vallée du Loir (peu de « spécialistes » de l’art brut se livrent à la randonnée, gageons-le ! Et je ne parle pas, sous ce terme de randonnée, des excursions d’après repas, plus ou moins digestives, mais bien de promenades au long cours, durant plusieurs jours, sac au dos, avec bivouacs successifs, topo-guides à portée de la main [je n’ai pas honte d’avouer mon faible en effet pour l’encadrement « institutionnel » de mes randonnées -j’ai toujours eu une reconnaissance sans limites pour le Comité National de Grande Randonnée qui édite ces guides et coordonne les différents comités régionaux dont les membres, érudits géographes, promeneurs passionnés, apôtres de la marche, balisent patiemment des milliers de kilomètres depuis des années, ce qui a pour résultat de permettre actuellement l’accès à un réseau incroyablement diversifié de chemins, sentiers secrets, en marge des routes et des automobiles, qui s’étend dans toutes les régions de France, le plus souvent fort bien choisis, esthétiquement et culturellement parlant, je veux dire combien de fois j’ai dû à l’organisation de ces G.R. de découvrir des sites naturels enchanteurs, et des œuvres en plein air d’autant plus délectables qu’elles étaient inattendues]), que l’on excuse cette parenthèse au sein de laquelle du reste une autre s’est greffée, telle une poupée russe, mais l’écriture vagabonde à l’image de mon sujet… Je suivais donc le G.R.35 non loin de Gué-sur-Loir lorsque j’aperçus sous un sapin, dressé à la fourche de deux chemins, une statue grossièrement façonnée. L’impression immédiate fut·plutôt proche du malaise.

Il s’agissait d’un bonhomme seulement muni d’une tête et d’un tronc. Planté dans le sol au milieu de cailloux aux formes tortueuses, ce tronc lui-même n’était fait que d’une roche oblongue (ancienne pierre levée, dont le caractère obscurément sacré avait été détourné ?) que l’On avait recouverte superficiellement de ciment. La partie du personnage la plus travaillée était la tête. Des billes de verre faisaient office d’yeux, et des cailloux blancs figuraient les dents. Il semblait que l’auteur (ou les auteurs?) de cette statue fruste, conscient(s) de son caractère insuffisamment achevé, eût (eussent) tenté d’y remédier en ajoutant deux pièces de vêtement, un béret et une cravate, tous deux noirs. Une ceinture de laine tricotée avait aussi été jointe, liée autour du cou. L’ensemble paraissait bâclé, bricolé à la va vite. On eût dit qu’il avait fallu sacrifier l’adresse et l’art à la nécessité pressante d’ériger le bonhomme. C’est pourquoi je me suis convaincu sur le moment que ce devait être pour une raison cultuelle. L’art ne comptait pas en l’occurrence, c’était la religion, le mobile… Cette statue a toute l’apparence, fruste certes, d’un quelconque dieu païen attardé au fond de nos campagnes dépeuplées, où ne subsistent plus guère les anciennes traditions, d’habitude. À l’appui de cette interprétation, je signalerai que dans le torse de « l’être », près du cou, est incrustée une grosse clef en fer, légèrement rouillée (cette statue est de création récente), dans laquelle étaient glissés lors de mon passage des épis de blé. Il semblait qu’on vînt de sacrifier à l’effigie, en l’ayant priée de bénir la future récolte, d’en assurer la santé et la quantité. Des petites étoiles en fer blanc étaient suspendues aux branches, juste au-dessus de « l’homme ».

Il a, à dire vrai, une adéquation parfaite de l’aspect fruste de cette œuvre d’art inconsciente à l’aspect sommaire du culte qui s’y rapporte. D’assez loin, cette statue votive grossière me rappelle d’autres effigies mystérieuses semées dans les champs, comme cette Mourgo, menhir sculpté fort ancien cette fois, que l’on trouve dans les environs de Saint-Étienne-du-Grès dans les Bouches-du-Rhône (voir le Guide de la Provence Mystérieuse,  p. 431), qui serait une représentation archaïque de la fécondité.

Il reste donc encore dans les campagnes quelques vestiges de cultes dont les racines se perdent dans la nuit des temps. L’œuvre d’art sculptée, ou peinte aussi bien, entretient, comme on le sait, des rapports d’extrême cousinage avec le religieux ou la superstition, voire avec la sorcellerie. À celui qui veut posséder la maîtrise des êtres et des choses (et, en définitive, du monde), un simulacre d’homme ou d’animal permet par l’opération de la magie (de la croyance absolue dans les pouvoirs de l’imagination, en fait) toutes les manipulations, tous les usages, susciter l’amour, ou à l’inverse, la souffrance…

Des statuettes religieuses frustes, chefs-d’œuvre de naïveté et de stylisation sommaire, au travers desquelles passe une émotion qui n’a pas d’âge (et qui n’en est que plus précieuse, alors), peuvent encore se rencontrer dans différents coins de France. À Albepierre par exemple, dans le Cantal, où je passais mes vacances en août 1990, on découvre des croix-de pierre fort rudimentaires, très proches par l’audace (inconsciente ?) de leurs simplifications des merveilleuses croix bretonnes (mais on en trouve aussi en Alsace et dans d’autres régions où les traditions religieuses naïves sont comme par hasard restées très vivaces). J’en donne un exemple ci-contre (on notera la date -1842- apposée au bas de la croix) ainsi qu’une reproduction d’une extraordinaire Piéta que j’ai découverte, encore nichée dans son petit oratoire sur le bord d’un chemin, dans ce même Cantal qu’Albepierre, sans qu’aucune grille ou porte ne la protège des convoitises si répandues de nos jours… Je ne donnerai bien entendu pas l’adresse de l’endroit !

Pour revenir brièvement dans le Vendômois où se trouve la statue décrite ci-dessus, il me souvient que c’est aussi dans cette même région que j’ai aperçu à maintes occasions des épouvantails, aux atours particulièrement soignés. Ce qui n’est plus si fréquent dans les campagnes actuelles. L’épouvantail, création de plein vent totalement dégagée de toute imputation artistique, donc particulièrement gratuite, faite en dehors de tout sentiment de gloriole, dont le seul public est l’assemblée des oiseaux, est une œuvre parfaitement brute, parfaitement involontaire. Gesticulant fixement dans l’immensité désolée des campagnes, il paraît en même temps servir d’exorcisme face au grand vide, à l’immense insignifiance de l’homme dans l’univers, face à la mort, au néant.

Les épouvantails sont toujours un peu métaphysiques. Ils gardent une fonction, et sont donc peut-être un peu moins gratuits que d’autres créations populaires comme les graffiti, considérés d’ordinaire moins immédiatement « utiles ». Que ceux-ci soient gravés patiemment au fond d’oubliettes, ou tracés légèrement sur un mur dans un recoin secret, ils procèdent d’une urgence, d’une profonde nécessité. Il y va de la vie de celui qui les crée. L’existence se raccroche au fil ténu de ces ,dessins confiés au hasard. C’est une bouteille à la mer, lancée vers la postérité. C’est un rempart dont on veut s’affranchir en le creusant, en le remodelant.

Voici les signes que je traque.

Peu importe même le contenu, comme dans le cas de ces statuettes religieuses au charme naïf, seul compte pour moi le désir poétique qui sous-tend, souvent en dépit de leur contenu, les œuvres au talent spontané que le hasard a mises. sur -ma route. Épouvantails, graffiti, sculptures anonymes, ou même certain jacquemart inattendu, comme celui que j’ai découvert, toujours dans le Cantal, sur cette villa appelée « La Coustoune »…
Il s’agissait d’une imposante maison d’allure patricienne située en _pleine ville, construite au début du dix-neuvième siècle et restaurée (transformée), nous dit une pierre d’imposte, « de 1932 à 1935 ». Malgré ses belles pierres, ses étages, sa terrasse, elle n’aurait rien eu pour m’attirer outre mesure s’il n’y avait pas eu dans une sorte d’échauguette d’imitation médiévale un groupe de quatre personnages sculptés en bois polychrome.

Villa à échauguette et personnages sculptés
Villa à échauguette et personnages sculptés

Ils sont costumés à la manière auvergnate, et ils dansent la bourrée. Deux couples : les hommes portent les prénoms de Philippe et Robert, les femmes de Geneviève et d’Alice. Ce groupe se met à tournoyer si l’on met en marche un moteur. Autrefois, dans les années 30 (l’horloge placée au-dessus du groupe indique la date de 1934), le groupe tournait lorsque chaque heure sonnait. Par respect du voisinage, l’horloge a cessé de faire retentir ses cloches. L’actuel propriétaire des lieux m’a reçu et a consenti à me donner quelques· explications, à vrai dire assez maigres, car il n’est pas le responsable de l’installation de ce que j’appelle, peut-être improprement, le jacquemart (« improprement » : en effet, ce dernier désigne plutôt, d’habitude, le mécanisme mettant en scène des automates qui frappent, par exemple avec un petit marteau, les cloches sur un édifice important, beffroi, église, hôtel de ville, etc.). C’est l’ancien propriétaire (décédé en 1964), un chirurgien, qui aurait eu l’idée de cette fantaisie. Elle servait à fêter aussi l’existence de chacun de ses quatre enfants, ce qui justifie la présence des prénoms au pied de chaque statue. Les cloches qui étaient placées au-dessus de l’horloge (voir photo de la page précédente) portaient, elles aussi, semble-t-il, les prénoms de ces enfants.

À examiner de près les statues, qui sont de style naïf, un peu comme certaines statues religieuses des églises bretonnes – et c’est ce qui fait l’originalité et la séduction de ce « jacquemart » à mes yeux -, je relève la signature d’un artiste : J.Jégouzo, le nom d’un lieu : Auray (situé comme on sait dans le Morbihan), et une date : 1935, la même que celle de l’horloge.

Intéressante signature… Depuis ma visite à cette villa, je n’ai pas fait progresser mon enquête au sujet de ce jacquemart charmant. Le hasard me servira ou non par la suite, je le verrai bien. Inutile de forcer les choses pour le moment. Et puis, je n’aime pas trop les méthodes de fouille systématique.

Au cours d’une visite dans le Morbihan, quelque temps après, je suis passé à Auray (je ne cherchais rien de précis par rapport à ce M.Jégouzo). J’y étais surtout attiré par le petit musée d’art religieux populaire qui s’abrite dans l’ombre de la basilique Sainte-Anne, infâme lieu de bigoterie la plus rance, soit dit en passant (quels regards soupçonneux s’appesantirent sur moi et mon amie photographe Marie-José Drogou quand nous demandâmes l’autorisation de faire des photos… ! Autorisation qui,bien entendu, nous fut refusée, sous prétexte de danger de vol. En réalité, un grand vent d’irrationnel obscurantiste souffle dans les parages…). Ce petit musée recèle des trésors, ceci dit, sous la forme, essentiellement, d’ex-vota peints assez anciens (dix-huitième siècle), dont un est particulièrement amusant (un prêtre qui continue de prier, une hachette enfoncée dans le crâne… Les corbeaux ont la peau dure… ).

Prêtre avec une hache enfoncée dans le crâne
Trésor. Prêtre avec une hachette enfoncée dans le crâne
H.  : 0,80 • L. 0,87. Inscription : « EX-VOTO ».
« Protection de Ste-Anne en faveur du recteur de Camors. Grièvement blessé, en 1720, il invoque Ste-Anne et obtient guérison ».
En 1720, le recteur de Camors était Pierre Guillemet à qui son neveu, originaire de Languidic, succéda en 1736.
Le prêtre, revêtu d’une soutane noire est agenouillé sur un prie-dieu.
Une hache est demeurée enfoncée dans son crâne, à hauteur de la tonsure. Devant lui, une croix avec bénitier et, derrière, son bréviaire est posé sur une table.
Le trésor conserve l’os du crâne où se voit la cicatrice de la blessure.

(extrait de la brochure éditée à Auray sur la Galerie d’Art Religieux Populaire de Sainte-Anne d’Auray, 1976)

On y trouve aussi des statues d’allure naïve. Leur stylisation rappelle quelque peu le style des danseurs de bourrée de la Coustoune… M.Jégouzo appartient sans doute à une tradition de sculpture populaire assez commune dans la région d’Auray, et plus généralement dans tout le reste de la Bretagne (on a jusqu’ici très peu étudié la sculpture populaire bretonne telle qu’elle s’est développée depuis le seizième siècle environ jusqu’au milieu du vingtième siècle).
(À SUIVRE)

Bruno Montpied
Gazogène n°06


Le Chaissac de Jakovsky

Chaissac vu par Anatole Jakovsky

(extraits)

Anatole Jakovsky : Gaston Chaissac, l’homme orchestre, Presses littéraires de France, Paris

CURIEUSE époque, tout de même, curieuse et déconcertante ! Au temps où l’on fait la haine en permanence, en grand et en petit, et où chacun de nous s’est vu au moins une fois dans sa vie au bord de la tombe, en attendant d’autres fins prématurées, car au fur et à mesure que l’angoisse grandit et la menace atomique se précise, on recherche déjà au bord du précipice, instinctivement, par avance, ce qui peut défier nos corps et les temps à venir ; de même que l’on essaye d’opposer à la complexité inouïe de la vie moderne les formes les plus .simples et les rythmes les plus sommaires se réclamant, bien sûr, de tout ce qui nous est parvenu de nos propres origines.

(…)

Des abîmes de silence s’ouvrent déjà autour de ces œuvres et font écho, que l’on veuille ou non, à d’autres abîmes sans nom. II est minuit. Zéro heure.

Les préhistoires se regardent face à face. Et moins on a le temps, plus on aspire à l’éternité ! Et moins on s’appartient, plus on vise à l’expansion et l’explosion totale de l’individu ! Plus on hait, plus on parle de l’amour et du cœur…

Ainsi, malgré l’aspect apparent de facilité, l’art de Chaissac est un art difficile. Bien qu’il ne demande pas d’apprentissage, ni de science d’aucune sorte, il exige, cependant, la disponibilité pleine et entière de l’artiste, le pouvoir vibrer à l’unisson, poétiquement, avec le monde ambiant, et fixer;. par conséquent,. les choses comme elles viennent. Belles ou laides, ardues ou gratuites, qu’importe ! sincères. Que cela réussisse ou ne réussisse pas, on ne recommence point. Jamais. Ce sont les secondes mêmes de sa vie, les battement de son sang, voilà bien la chose la plus difficile à capter…

Tout compte fait, l’art de Chaissac n’est possible que si l’âge d’or existait sur terre, et que si chacun de nous, secouant enfin nos propres esclavages, pouvait se débarrasser d’un seul coup de tout ce qui nous empêche de voir la vie comme elle est. Embrasser à la fois le passé et le futur qui n’auraient, plus de sens. Cela veut dire des loisirs et des loisirs à l’infini. Chacun ferait alors mi art pour soi, et tous pour tous. Avec n’importe quoi, selon le vœu des adorateurs de Ducasse. Le tri se fera tout seul. Plus tard.

N’empêche que chacun aura vécu quand même, chacun aura connu cette étincelle divine dont parle Rimbaud, celle qui donne la vie aux formes et la matière à nos rêves. Et la vie vaudrait alors la peine d’être vécue.

Anatole Jakovsky, Paris. 1er Juin 1952.
Gazogène n°05


Les saboteurs de l’art

Les saboteurs de l’art

par Bruno Montpied

« Les bottes sont faites pour marcher… »,

cette lapalissade chantonne en moi au moment de commencer de tisser ma participation au numéro 2 de Gazogène, cher Jean-François. Un dicton affirme de son côté : « Qui veut voyager loin ménage sa monture ». Nos pieds, que la nature a laissés dangereusement nus, à la différence du cheval qui a des sabots de naissance, ne peuvent nous porter loin si nous ne les protégeons pas. Jusqu’au dix-neuvième siècle, ouvriers, artisans, compagnons, journaliers, colporteurs, bandits de grand chemin, tout ce petit monde marchait énormément. Quoi d’étonnant à ce que les métiers de bottier, savetier, sabotier soient hautement appréciés par tous ces forcenés de la marche ? Les tailleurs de pierre de la Creuse partaient louer leurs bras à Saint-Étienne ou à Paris, comme Martin Nadaud, et il leur fallait trois ou quatre jours pour Se rendre à bon port. Imagine-t-on les paysages infiniment moins urbanisés, en revanche beaucoup plus cultivés, plus populeux aussi, et les routes de la France d’alors ? Pour ma part, je vois des foules se déplaçant sur les chemins poudreux, que ce soit dans des contrées à présent désertes comme les Cévennes ou sur des routes aujourd’hui toujours aussi fréquentées.

S’il y a beaucoup de créateurs insolites dans les corporations de savetiers, c’est peut-être parce qu’il y avait au départ beaucoup de savetiers, et qu’étant donné ce grand nombre, -en supposant en outre que dans cette profession il se trouve la même proportion de créateurs que dans les autres, au total le nombre de créateurs est automatiquement plus grand que dans les autres corporations. De plus, il faut bien souligner que le métier de savetier est un métier d’artisan, propriétaire de son travail, amoureux du bel ouvrage et par conséquent tout à fait sensible, pour les plus libres d’entre eux, à la beauté des formes. Une passionnante exposition, passionnante par son principe Artiste/ Artisan  (?) organisée par François Katey avec l’aide, entre autres, de Jacçueline et Raymond Humbert (qui s’occupaient à l’époque -1977- de la Maison du Coche d’Eau à Auxerre, avant de fonder en 1986 le musée des arts populaires ruraux de Laduz, près d’Aillant sur Tholon) a tenté de montrer voici déjà une petite quinzaine d’années à quel point les limites entre les deux pouvaient être floues. Comment s’étonner qu’un artisan-savetier passe tout à coup à la création gratuite ; dégagée d’un usage pratique ?

Déjà, le bottier désireux d’allécher et de renseigner le chaland sur ses talents, voulant résumer en un seul objet toute l’étendue de son expérience, de sa dextérité comme de son sens esthétique, confectionnait une enseigne parlante, dont celle que je donne à voir ci-dessous est un des plus beaux exemples qui soient (il appartient aux collections du musée de Laduz) : Il s’agit d’une enseigne de sabotier, en l’occurrence. Ne constitue-t-elle pas un symbole d’une poésie extraordinaire ? Alliant au sein du même objet l’aristocratique animal et le sabot du cul-terreux, placé au bas de l’échelle sociale… Il s’agit d’un manifeste et d’une invention indubitable.

Le sabot-cygne...

Le sabot-cygne...

Elle procède d’une tradition du sabot décoratif, comme le prouve l’illustration suivante, empruntée elle aussi à un autre livre de Raymond Humbert (Le sabotier, Éd.Berger-Levrau1t, 1979), où l’on voit la pointe du sabot se recourber en spirale. Cette sinueuse extrémité en appelait une autre, et c’est ici que le créateur du Sabot-Cygne est intervenu, poussant génialement le bouchon un peu plus loin, dans l’image parfaitement surréaliste, à la Pierre Reverdy, image fusionnelle de deux images ordinaires dont la réunion ouvre sur une nouvelle réalité, plus intense, plus poétique. « Porter un morceau de forêt à ses pieds, c’était déjà inattendu ; voir une bûche devenir sabot sous l’outil de l’artisan, c’était fascinant ».(R. Humbert, Le Sabotier). La relation directe avec la nature était l’apanage des artisans ruraux. Leur regard, exercé à la quotidienne contemplation des métamorphoses naturelles, renvoyait à l’esprit des sollicitations analogiques. Un sabot pouvait devenir un bateau, ou un cygne, pourquoi l’artiste populaire anonyme n’avait pas droit au jeu des illusions ?

sabots bretons, Gazogène
sabots bretons, XIXe, musée de Laduz

Des sabots bretons conservés au musée de Laduz trompent l’œil, laissant surgir des orteils incongrus peints couleur chair, assurant la confusion du contenant et du contenu bien avant le surréalisme et en  particulier bien avant le tableau de René Magritte, Le Modèle Rouge, de 1931… Avis aux amateurs de parallèles entre arts populaires, et création moderne (je pense à cette exposition, intitulée pour le moment « Visions parallèles, artistes modernes et art des marginaux » en préparation à Los Angeles, prévue du 11 octobre 1992 au 3 janvier 1993)…

Les pieds eux-mêmes ont quelque chose de profondément mystérieux. Extrémités de nos membres inférieurs, c’est la partie du corps qui est restée à terre alors que nos membres supérieurs ont accompagné le buste qui s’est dressé à l’orée de l’histoire des premiers hommes. Les pieds ont quelque chose de noueux qui les apparente aux racines, aux raves. Les veines y saillent parfois avec plus de proéminence que sur les mains. Comparés à ces dernières, ils paraissent des parents pauvres, n’ayant aucune valeur d’outils aux fonctions multiples. On dit d’ailleurs « bête comme ses pieds »… Comme c’est cruel pour cette part au fond terriblement animale de notre anatomie, et peut-être obscurément méprisée à cause de cela…

L’homme du peuple, membre inférieur lui aussi dans le grand corps de la société capitaliste -qui au tournant du siècle commence son grand nettoyage du monde rural-, sent instinctivement tout cela. Dans le désir d ‘habiller un pied nu passe peut-être aussi le désir d’anoblir ce dernier, et de lui trouver mieux que les gants pour les mains. Le sabot-cygne nous l’a déjà prouvé. Mais il y a aussi les pantoufles, les délicates mules où se glissent les petons mutins des grisettes des grandes villes.

Citons donc Morris Hirschfield, directeur d’usine qui confectionne des pantoufles, et grand artiste devant l’Éternel, rendu célèbre par le critique et collectionneur Sydney Janis et par André Breton, de passage aux États-Unis. Cet émigré d’origine polonaise est célèbre pour ses nudités chastes aux perspectives Quelque peu égyptiennes (à la fois de face et de profil), dont le hiératisme de la retenue leur assure’ une séduction sans exemple.

Morris Hirschfield
Morris Hirschfield

Et puis, puisqu’on en est aux naïfs, je voudrais mentionner un autre créateur d’envergure, Maître-cordonnier à la retraite, Orneore Metelli, dont la notice, que je joins à ce texte, signale qu’il fit « partie du jury de l’exposition internationale de souliers »(Sic) de 1911. On imagine le Parc des Expositions de la Porte de Versailles d’aujourd’hui semé de millions de godasses de tous styles et de toutes provenances, avec un stand réservé au numéro spécial de Gazogène consacré à l’art brut et la tatane…

METELLI, Orneore
Né en 1872 à Terni, Julie. Maitre-cordonnier. Fait partie en 1911 du jury de l’exposition internationale de souliers, Paris. Commence à peindre à l’âge de 50 ans, pour occuper les soirées d’hiver. Amateur de musique, il était membre de l’orchestre municipal de Terni. Peignit surtout des scènes de 1a vie de sa ville et son architecture. Expositions nombreuses. Mort en 1938 à Temi.
(
Les Maîtres de l’art naïf, Otto Rihalji-Merin)

Ceci dit, je ne connais pas de tableau de M. Metelli où la chaussure jouerait un rôle particulier. Mais il est vrai que nous sommes assez peu riches en expositions et en livres concernant l’art naïf !, et que donc l’illumination peut encore venir sur ce point.

Sensible à l’architecture comme Metelli, Martial Besse, habitant la Castagnal sur la commune de Bournel dans le Lot-et-Garonne (voir notre article à son sujet dans la revue Création Franche n04), a commencé à orner son jardin de statues bizarres en recopiant, à échelle cependant considérablement réduite, une maison-chaussure qu’il avait aperçue dans un magazine et qui se trouvait en Inde, à Bombay. Je pense que c’est le même monument que l’on peut voir reproduit dans le livre de Schuyt, Elffers et Collins, Les Bâtisseurs du rêve. Les deux photos présentées ci-après, montrent bien qu’il y a une similitude quasi-parfaite de l’une à l’autre.

Je préfère le monument indien, ceci dit, dont les proportions donnent plus d’impression. On notera avec intérêts que cette maison-soulier fut réalisée d’après une chanson anglo-saxonne, à ce qu’il apparaît dans le commentaire relatif à la maison réalisée par une certaine famille Clayton, habitant Jersey (commentaire extrait des Bâtisseurs du rêve). La petite vieille qui habitait dans un soulier appartient au répertoire des enfants anglais… On ne sort pas de l’enfance, cela montre à l’évidence les rapports qu’entretient la culture populaire avec la mémoire de l’enfance. Les proportions sont faussées, la réalité se réfracte dans le miroir de l’imagination,sans censure de la raison, un monde plus en accord avec les désirs fantasques des individus se bâtit sous d’innombrables prétextes, dont l’architecture destinée à la fête, l’art dit forain, représentent un des plus géniaux exemples. La publicité elle-même, en tentant de détourner à son profit le goût populaire pour la farce et le conte de fée, se laisse aller à ériger des monuments incongrus, des bottes-abris.

Martial Besse

En haut : Le jardin de Martial Besse

La chaussure arrivée à un tel point développement ludique et plastique qu’elle en est devenue architecture ne trouvera pas d’autre stade d’exploitation. À moins que l’on considère la carte géographique de l’Italie comme un ultime pied-de-nez de Dieu à tous les bottiers-faiseurs d’enseignes ? Ce serait un hommage réalisé en grandes pompes, en ce cas…

Bruno Montpied, 15 décembre 1991
Gazogène n°02


Jean-Marie Massou

L’homme qui creusait des trous

IL EST DES ZONES ÉTRANGES, propices aux maléfices ; celle des grands bois sombres, des fermes isolées, des routes cabossées de la Bouriane en est une. Au milieu de ces bois noirs toujours humides, des relents de pourriture se mêlent à l’odeur des champignons. Les caractères sont rudes, souvent renfermés et taciturnes. Et, brusquement, c’est le « coup de sang », « la grande gueule » qui ne peut plus se fermer, le fusil qui parle tout seul ! Ne croyez pas que j’exagère, la presse locale est là pour le montrer, c’est en ces lieux que surgissent les « faits divers » les plus glauques et où, à ce jour rode encore, toujours impuni, le « voyeur de minuit »…

Or, ces enclaves archaïques voient souvent surgir d’insolites créateurs que Joe Ryczko a si bien décrits dans ses Excentriques du Pays-aux-Bois1. Ce n’est donc pas un hasard si c’est en cette région que Jean-Marie Massou réalise un « site » à nul autre pareil.

Il semblerait qu’une partie de sa famille soit originaire de ces alentours de Cazals où il serait ensuite revenu. Il est en effet né près de Melun où ses parents étaient jardiniers… Il a aujourd’hui, selon ses dires, 45/46 ans et est totalement analphabète. Or depuis 22 ans maintenant, il creuse des galeries, déblaie d’anciennes failles rocheuses, aménage des cavités et des puits naturels qu’il « fortifie » ou recouvre de blocs de roches comme de modernes tumulus. Mieux encore, il érige des pyramides, dresse d’énormes blocs en forme de sphinx, construit d’inhabitables cazelles, mausolées plutôt ou mastabas… Qui peut le dire ?

Jean-Marie-Massou : tunnel dans le Lot
Jean-Marie-Massou : tunnel dans le Lot

Tout le terrain semble miné par de mystérieuses galeries. Et s’il n’est sans doute pas innocent de savoir que Jean-Marie Massou voue aux fourmis noires une véritable admiration, où donc se trouve le cœur de ce labyrinthe ? Est-ce le « Temple Chinois » dont il nous parlera sans jamais nous y conduire ? Est-ce la Salle aux concrétions, aux stalactites ? Ou est-ce la
porte magique du monde infini des rêves ? Qui peut, encore une fois, le dire ?

Le simple fait de creuser des trous semble avoir un Sens en soi, même s’il affirme avoir pris modèle sur ce qu’il a trouvé pour aménager ces grottes, pour les décorer comme des petits châteaux en miniature.

Au cours de la visite Jean-Marie Massou a livré quelques bribes sur ses motivations. Dès son plus jeune âge il a pris conscience de ses capacités prémonitoires ; celles-ci lui ont sauvé la vie en l’avertissant d’un imminent glissement de terrain par exemple. Mais il aurait aussi à plusieurs reprises anticipé en rêve sur d’autres événements… Une chose est sûre, c’est grâce à ce don qu’il voit les endroits où il doit creuser pour découvrir de nouveaux gouffres ou de nouvelles entailles dans le sol. Nul doute aussi que lors de son travail cyclopéen, il s’identifie à la matière brute dans une sorte de rêverie élémentaire analysée par Bachelard : ici, « La terre et les Rêveries de la Volonté » ne sont pas de vains mots ! Jean-Marie Massou est au sens propre un homme de l’âge de pierre et son alchimie de la matière englobe l’eau – et nous le verrons plus loin, d’une certaine manière – l’air. Alors que nous parlions des formes étranges que peuvent naturellement ( ?) prendre les roches, Jean-Marie Massou nous montre ce qu’il affirme être une baleine et suggère que jadis, dans l’eau qui a façonné cette forme il y aurait eu une « intelligence » au travail. Lui, l’analphabète s’exclame : «  Les cellules de l’eau auraient le pouvoir de sculpter… Il existerait une pensée et une volonté dans la matière… Mais les hommes ne voient rien de tout cela… ». Plus encore, avec ses mots à lui, notre créateur retrouve intuitivement la vision bachelardienne d’une « Morale de l’Eau »2! Massou développe alors une critique radicale de notre civilisation, pour lui, exténuée  : dangers atomiques, pollutions, surpopulation, drogues… sans parler de la tronçonneuse qui détruit facilement les forêts !

Mais alors, quel salut attendre ?
Quelle est la solution ?
Les hommes ? Non. Dieu ? Il n’y croit guère. Alors ?… N’y aurait-il pas d’autres « Êtres » ?…
Toutes ces fabuleuses excavations/constructions sont créées pour accueillir ces Extraterrestres, pour réaliser un paradis, havre de salut…

Dans ce champ rocheux, Massou a su réaliser un lieu où le rêve devient réalité. Il doit aussi s’inventer un langage universel. C’est pourquoi le site est parsemé de gravures rupestres, signes insolites qui doivent être compris par ceux qui sauveront notre monde.

Paradoxalement, dans cet effort quasi désespéré de recréer une langue immémoriale, Jean-Marie Massou, l’homme qui creusait des trous, redevient mon semblable, mon frère en création.

Gazogène n°17

Site consacré à Jean-Marie Massou

———————————————————————————

1 Plein Chant n°48
2
Cf. LEau et les rêves, le chap. à ce titre.


Œillets rouges pour Jean Vodaine

Œillets rouges pour Jean Vodaine

Jean Vodaine fête cette année ses 70 ans, 70 ans richement remplis mais avec un tel « refus de parvenir » selon l’expression de Henri Poulaille, qu’un temps, on l’a cru mort ! Il n’en était rien, fort heureusement et sa vitalité créatrice est toujours intacte. Les événements récents en Yougoslavie nous ont rendu tristement familier le pays natal de Jean Vodaine : la Slovénie. Mais qu’est-ce qu’être slovène si ce n’est être européen ?

Dans l’immédiate après-guerre nous retrouvons Jean dans l’Est de la France. Il est d’abord ouvrier bottier et ouvrier tout court, dans la métallurgie.Dès 1949 il est de ces « Travailleurs Manuels Libres » qui fondent une revue : Poésie avec nous , sous l’œil de Michel Ragon. Ils publient le mineur Jules Mougin, l’autre cordonnier Gaston Chaissac, sans oublier Jean L’Anselme et quelques autres !

Jean Vodaine
Jean Vodaine : les hommes naissent…

Puis ce sont, entre 1950 et 1954, les numéros du Courrier de Poésie et la composition par Jean Vodaine des brochures de Gaston Chaissac ; Anatole Jakovsky, Franz Hellens… Enfin après La Tour aux Puces, ce sera de 1962 à 1984 la revue Dire. Dire, revue d’une totale liberté, imprimée selon les circonstances – inutiles de préciser lesquelles – sur beau papier vélin ou sur papier kraft d’emballage…
Dire qui, dès 1965, sera sous-titrée Revue Européenne de Poésie et dont le contenu répondra à ce programme avec des numéros sur la poésie de langue allemande au Luxembourg (N°22, Printemps 1977), prélude à La Poésie en Lorraine (N°33, Printemps 1982) ou à La Poésie Alsacienne, sans oublier ces Œillets Rouges à Paris sur la poésie slovène, traduite par Jean Vodaine et Véno Pilon…
Mais Dire explorera bien d’autres domaines singuliers comme la poésie Négro-Africaine et Malgache de langue française (N°13-14,Printemps 1971), et nous en oublions certainement, ou nous ne connaissons pas d’autres sujets tout aussi particuliers !

Si Jean Vodaine réalise la plupart des illustrations à partir de gravures sur linoléum, Gaston Chaissac, mais aussi Jean Dubuffet, apportèrent leur contribution. C’est sans doute avec Gaston Chaissac que la relation fut la plus profonde. Relation seulement épistolaire si j’ai bien compris Jean Vodaine. Mais relation qui se prolongea au delà la mort comme en témoigne l’ultime livre unissant Jean Vodaine et Gaston Chaissac : La Leçon de Gravure.

Jean Vodaine
Jean Vodaine : Chant de la Hogan

Quant aux sommaires de cette revue Dire, revue pochette, pochette- surprise, poèmes-affiches, on y retrouve notre ami Marcel Béalu, les poètes de l’École de Rochefort, Luc Bérimont, Jean Follain… mais aussi Raymond Queneau, Arrabal, André De Richaud, Joseph Delteil…

Mais Jean Vodaine n’est pas seulement le conteur, le poète, le graveur, l’imprimeur aux typogrammes plein de fantaisies, il est aussi peintre. Ses créations sur Isorel sont autant de grands monotypes gris, œuvres richement coloriées et composées comme d’immenses mosaïques pointillées.
Encore que les œuvres que nous voyons aujourd’hui ne représentent qu’une petite partie, et une période, de sa création. En effet, Jean Vodaine a brûlé un jour une série d’œuvres dont on lui avait dit qu’elles ressemblaient fortement à du Kokoshka…

Tel est le personnage à la fois si humble et si hors du commun, avec cet œillet rouge qu’il arbore parfois à la boutonnière d’un simple polo.

L’œillet rouge, symbole de la Slovénie -libre ! – bien sûr.

Jean-François Maurice
Gazogène
n°02


Alain Pauzié

Alain-Pauzié : Semelles décoréesAlain Pauzié : Semelles décorées

Aux dernières nouvelles, il habitait toujours Meudon la forêt. Ce va-nu-pieds né en 1936 à Millau avait pris de la galoche. On m’a même raconté qu’il avait étudié l’économie ! L’économie de bout de chaussure alors ? Mais, comme à Albi les gens n’usaient pas assez leurs sabots, il est parti vers le Nord « travailler dans l’atome ». Le voilà qui commence à dessiner sur enveloppes vers 1966 et à peindre les semelles de godillots. Ce type, c’est Pauzié et comme je ne l’ai jamais rencontré « de sava tu », je laisse causer l’ami Dubuffet :

« Votre production a été si prodigieusement prolifique que vous avez bien droit à maintenant faire une pause et reprendre souffle, La ponte de la langouste ou de l’esturgeon n’atteint pas la vôtre. L’exposition des semelles chez un marchand de chaussures constituera pour l’histoire de l’art (ou plus exactement pour l’histoire des attitudes sociales vis à vis de l’art) un évènement significatif. Et elle formera un article savoureux de la biographie d’Alain Pauzié. Même si elle ne se voit pas réalisée et demeure à l’état de projet. Bien entendu, la pièce que vous m’aviez confiée (et que j’avais envoyée à Lausanne) sera à votre disposition.
Amitiés.
Jean Dubuffet, Paris 9 Octobre 1984,
Post scriptum : j’aime beaucoup le dos superbement historié de votre lettre. »

Alain Pauzié
Alain Pauzié, Gazogène n°02, page 31
Enveloppes adressées à Jean Dubuffet, encre de Chine et marqueur.

Comme le note Alain PAUZIÉ au bas de la copie de la lettre : « Cette exposition n’a jamais eu lieu. »
Sans doute, l’activité foisonnante de l’artiste l’avait-elle déjà entrainé dans d’autres réalisations. Par exemple dans le mail-art dont il est un fervent adepte.

Semelles  décorées
Semelles décorées

Jean-François Maurice
Gazogène n°02


Jacques Trovic

En 1990, à Bègles, à l’exposition des « Jardiniers de la Mémoire », je suis tombé en arrêt devant une tapisserie de Jacques Trovic représentant l’intérieur d’une boutique de cordonnier. Rien de « naïf », au sens ordinaire du terme, dans cette composition mais au contraire un vécu à l’état brut.
Peinture de Jacques TrovicLe cordonnier, tapisserie de Jacques Trovic

Voici ce que disent de lui le Catalogue de la Neuve Invention et de la deuxième édition des « Jardiniers de la Mémoire » :

Naïf ?
Naïf d’aimer sa région et de croire en ses traditions.
Naïf de se satisfaire des images du passé, du bonheur du jour. Naïf, les tons vifs, les fils d’or, les laines cherchées sur les marchés, les vieilles robes pleines de lumière.
Naïf, les longues heures dans la cuisine, en compagnie de sa sœur, à coudre. Coudre les miettes de la vie pour se souvenir et pour plaire ; exister alors dans le plaisir suscité, grandir dans l’histoire racontée.
Naïf, lui qui nomme tout, n’élude rien. Coudre pour témoigner et perpétuer l’idée d’une illusion en forme de bonheur.
C’est vrai, pour Jacques Trovic, l’art est ce qui fait le « bien ». Il lui en procure et il en apporte aux autres qui le lui rendent par l’estime où il est tenu dans son pays.
Naïf, celui qui renoue avec la communauté des siens, dans les fêtes et les écoles, les liens brisés entre le public et les formes plastiques.
Naïf, la joie et le bonheur ?

Tant pis, soyons naïf…

Alain Avila
Gazogène n°2

Extrait d’un ouvrage consacré à Jacques Trovic et réalisé par les éditions AREA en 1988

Né à Anzin en 1948, Trovic vit avec sa mère et sa sœur dans une petite maison de mineur de la banlieue de Valenciennes. Il réalise sur la table de sa cuisine des tapisseries souvent de dimensions monumentales, faites de pièces rapportées sur un canevas. Il s’inspire des événements de sa vie quotidienne, de la vie urbaine ou paysanne, des fêles locales, etc. C’est un homme affable et généreux.


Conservatoire du sabotier à Mayrinhac-Lentour

POURQUOI et COMMENT je pense réaliser un conservatoire du sabotier

à Mayrinhac-Lentour

André Roumieux, Lettre
André Roumieux, Lettre

Mon grand-père et mon père ayant été sabotiers ; je ne vais pas dire que je suis né dans un sabot, mais j’ai grandi, vécu jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, parmi les paroirs, les gouges, les cuillères, etc., et les sabots. Je couchais au dessus de la boutique de mon père et je me suis endormi pendant des années au bruit du marteau sur les galoches, en particulier le samedi soir où mon père travaillait jusqu’à deux ou trois heures du matin. Et puis, après l’avoir beaucoup vu faire, il m’a appris les rudiments du métier !

Je peux dire aussi que ma première rencontre avec l’ art populaire a eu lieu dans son échoppe. L’artisan, alors, n’était pas fabricant-producteur de marchandise stéréotypée mais un créateur : chaque sabot pouvait être considéré comme une œuvre de création.

En dehors de tous sentiments familiaux, j’ai pour eux beaucoup de considération et de reconnaissance et il me semble important que leur histoire soit toujours présente parmi nous. Car ainsi que la plupart des sabotiers mon grand-père et mon pire son morts. Il me reste leurs outils. Eux ne meurent pas, même s’ils sont souvent ensevelis dans l’abandon et l’oubli, comme l’étaient ceux de mon père, rangés dans un coin de grange…

Il suffit de les replacer parmi nous pour les faire revivre dans un nouveau contexte : celui d’un conservatoire.

Mais l’outil à lui seul ne reconstitue pas totalement la mémoire de ces hommes et de leur temps ; aussi, j’ai l’intention de présenter avec ces outils et un assortiment de sabots, des documents (photos, cartes postales, tableaux, affiches, autographes, publicités, livres, brochures… ) se rapportant bien sûr aux sabotiers et aux sabots mais encore à l’histoire locale, ainsi qu’aux périodes de notre histoire de France au cours desquelles on a pu voir des hommes, des femmes, des enfants en sabots crier l’Évènement.

Ainsi nous irons des paysans quercynois ; aux femmes de Paris allant chercher le Roi à Versailles, en passant par les soldats de l’An II et les croquants du Périgord.

Tu y viendras, avec tes proches, avec tes amis, et nous fêterons ensemble la Saint-René, patron des sabotiers, à la manière de ceux qui, aujourd’hui, ont à cœur de reconstituer, de protéger, d’entretenir la mémoire de nos anciens, ces hommes de peine et de création.

Voilà, cher Jean-François, ce que j’ai l’intention de faire et de vivre à Mayrinhac-Lentour. Vaste &.passionnant programme : nous n’avons pas fini d’en parler !

André Roumieux
Gazogène n°2


Aux va-nu-pieds de l’art

À la mémoire de mon Arrière-Grand-Père, Joseph Chapusot, savetier à Liesle-sur-Doubs.

Aux va-nu-pieds de l'artAux va-nu-pieds de l’art

Cette deuxième livraison de Gazogène va suivre un fil qu’on peut trouver à priori étrange, voire saugrenu : La CHAUSSURE sous toutes ses formes ! Outre sans doute de freudiennes raisons, j’avais depuis longtemps remarqué un fait curieux touchant le mouvement révolutionnaire français : on y trouve un nombre très important de savetiers, cordonniers, sabotiers et autres bottiers sans compter les bouifs, les gnafs et quelques Gnafrons…

Et, de QUOI S’AGIT- IL EXACTEMENT’?

Certes, le nom de Lehautier, « petit cordonnier inspiré » selon André Salmon dans La Terreur Noire, n’évoque hélas plus rien, pas plus que Liabeuf, autre ouvrier-cordonnier, qui, injustement accusé, se venge en tuant un policier et en en blessant sept autres à coup de tranchet. Comme il est condamné à mort, le soir de son exécution des échauffourées éclatent. Bientôt, c’est l’émeute. À l’aube, 30.000 personnes selon la presse de l’époque se battent encore contre la police ! Le nom de Jean Grave, lui aussi cordonnier, propagandiste de l’Anarchie, devenu typographe, est- il plus connu ?

Mais, ET LA CRÉATION DANS TOUT CELA ?

Si nous citons Jean Giono, Louis Guilloux ou Jean Guéhénno, je peux supposer que mes lecteurs vont commencer à entrevoir ce lien entre la chaussure et la création ! Dans Jean Le Bleu, Giono a magnifiquement évoqué son père, carbonaro italien, cordonnier à Manosque, Louis Guilloux le sien dans La Maison du Peuple, révolutionnaire obstiné et tranquille, tout comme celui de Jean Guéhénno…

Jean-François Maurice
Gazogène
n°02


Jean Dubuffet : correspondance

Quevert et Pauneau. Vente aux enchères

Jean Dubuffet : lettres

(Le lundi 17 juin 1991, maître Loudemer a vendu à Drouot des lettres, manuscrits, livres, etc… Parmi ceux-ci, des correspondances de Chaissac et Dubuffet. Un superbe catalogue a heureusement donné une idée de ces inédits. Nous en reproduisons les pages qui peuvent intéresser les amateurs d’art singulier.)

(Lire la correspondance Gaston Chaissac / Raymond Queneau)

DUBUFFET (Jean). IMPORTANTE CORRESPONDANCE adressée à Raymond Queneau, composée de 35 LETTRES AUTOGRAPHES signées, au stylo à bille bleu ou noir, 11 LETTRES DACTYLOGRAPHIÉES signées, soit 49 feuillets, in-4 pour la plupart, 8 enveloppes et 2 CARTES POSTALES.

Correspondance : Jean Dubuffet
Correspondance : Jean Dubuffet

IImportante correspondance, depuis 1950, alors qu’ils ne se connaissaient pas encore, et jusqu’à la mort de Queneau en 1976.
Seules 5 de ces lettres sont reproduites dans Jean Dubuffet. Prospectus et tous écrits suivants, publié par Gallimard en 1967. Le reste de cette correspondance semble inédit. (suite, correspondance Jean Dubuffet / Raymond Queneau)

30 octobre 1950. Dubuffet justifie la découverte de son jargon et en donne la genèse. J’ai étudié très assidument pendant. trois années un dialecte arabe parlé par les bédouins du Sahara, et j’ai commencé par écrire cette langue phonétiquement en caractères latins...

Je serais bien ennuyé quon croie que je vous ai malhonnêtement emprunté votre idée car ce serait là une erreur. Si vous l’avez cru. vous-même, vous vous êtes trompé.

quand j’ai entrepris de rédiger ces petits textes, il m’a semblé que j’avais trouvé là un mode dexpression et une voie de recherches qui se trouvaient être, dans le domaine d’écrire, tout à fait analogues à ce que je mapplique par ailleurs depuis plusieurs années à faire dans le domaine de peindre et dessiner...

En bas de la page, au stylo à bille SKI IAN NA DE ZERER DANSMOND
Prospectus t.I, p.481

3 nov. [1950]. Sur La petite cosmogonie portative.
Bien merci de votre très gentille lettre et c’est alors moi qui suis confus d’avoir bêtement interprété et ne rectifiez jamais rien
du tout à cet excellent texte auquel je souhaite nombreuses éditions et nombreux disciples…
Je souhaite qu’un de ces jours on se rencontre (je veux dire: in corpore) et qu’on lève ensemble quelque vin blanc ou amer-Picon en l
honneur d’Henri Monnier, deschansons populaires mauresques et des riches voies ouvertes à ceux qui décideront de... se vouer sans compromis à la seule langue parlée…
En fin de page, cet ajout autographe on pourrait même boire encore un deuxième en l’honneur du Ptit Quinquin et en l’honneur des pièces du répertoire du Guignol Lyonnais.
Prospectus t.II, p.483

Vence, 21 juillet 61.Réaction à Cent mille milliards de poèmes. Ce qui est foncièrement chouette c’est le vaillant entrain de chacun de ces vers de rechange, leur pas décidé de petit escouade partant à la bataille fifres en tête ;… On se demande comment ça se fait qu’on na pas toujours fait en tous temps et tous lieux de ces poèmes à éléments interchangeables...

Vence, 4 septembre 61. Par l’intermédiaire de Queneau, Dubuffet acquiert de Simone Collinet des dessins de Scottie Wilson pour l’Art Brut…. Je les voudrais tous... Qu’elle fasse son prix, un bon prix qui lui remplisse l’esprit d’aise et lui soit consolatrice et compensatrice pensée aux heures de pointe des douleurs de fracture…

Vence,27 octobre [1961]… Pour le tocard, le chienlit, le jean-foutre, on a déjà à Vence de quoi se mettre sous la dent... Je vous ai envoyé un texte qui ma paru insolite et intéressant. Il est intitulé « Traité des Épluchures » ouquelque chose de ce genre. L’auteur en est un instituteur lyonnais nommé Philippe DEREUX…Je crois que notre Paulhan sauterait dessuspour la rubrique « Dimanche» de sa NNRF mais la NNRF me soulève le cœur, ça serait donner des confitures aux cochons. Les « cahiers» du Collège ça nirait pas non plus, cest ricanant et trop collégial. Nadaud ,ce nest pas le genre...

Vence, 26.4.1962. Carte postale. Àla lecture du Chiendent : Je ris que daucuns se bronzent à de grossiers soleils moi je prends des bains de Queneau et je me bronze lâme…

Paris, dimanche [1962]. Enthousiasme à la lecture des œuvres complètes de Sally Mara,qui viennent de paraître chez Gallimard… vous battez le briquet de la joie de vivre sur la meule du désespoir et tirez par ce moyen des grandes étincelles que personne na encore jamais obtenues… La lecture du journal intime de la gonzesse Sally Mara donne une satisfaction qui ne· sinterrompt pas un instant de la première ligne à la dernière : jamais rien lu qui soit aussi profondément marrant…
Prospectus t.II, p.371

Dimanche N° 2… Le secret de votre utilisation de linstrument provient d’appuyer à la fois sur les deux pédales, celles du chaud et celle du froid, celle de la philosophie cogitante et nihilisante et celle du vif surgissant qui fait àcelle-ci obstacle et démenti...

Vence, mercredi 27 novembre 1963. Réponse au texte de Queneau, qui paraîtra dans Les peintres contemporains, collection La galerie des hommes célèbres. Je suis émerveillé quon puisse me croire un peintre lèbre, mais d’abord un peintre... Oui monsieur, disait Alexandre Dumas, il est vrai que mon père était un nègre ; et mon grand père était un singe ; cest à linverse de votre famille où le singe est le petit fils... Que je me complaise moi- même à alimenter léquivoque cest là un lièvre que vous soulevez à très juste titre. Pour quelles raisons ? Dans la crainte, peut-être, que lart fonctionne mieux là oùon ne le voit pas venir, avec ses grands pieds bêtes… Il faut du grandiose à la célébration et donc du saugrenu. Sans saugrenu est le grandiose ? est leffet de surgissement sans un transport dans le saugrenu ?
Prospectus tII, p.378

Vence, 25 février 1964. Remercie Queneau de son commentaire sur un tableau... du bienveillant regard. dont vous gratifiez mes quatre gobergeurs qui se sont substitués à lâne égaré dans les feuilles de bardane. Janine ma écrit en leur honneur des choses si gentilles !Venez vite à Vence pour que nous arrosions la signature du traité de paix avec Gallimard…
Il poursuit avec le projet du livre de Limbour.

Vence, 13 avril 1964. Astucieusement, mon cher Queneau, comme un malin singe, je voudrais manigancer que soient nouées ensemble et concomitantes les signatures des contrats concernant respectivement l‘édition de mes propres ridicules écrits et celle du brillant livre de Limbour sur le développement de mes travaux de 1953 à 1964 et qui constitue le deuxième tome de son ancien « Tableau bon levain »

Paris, 7 janvier 1965. Période morose… Récemment transpordans les pénombreux bas fonds de la lumre crépusculaire parisienne de cette saison…je mévertue à rassembler mes idées, je ny parviens guère; par moments me reviennent des souvenirs confus, des débuts d‘émerqements, des lueurs de présence d‘espritL‘affaire de la double édition par Gallimard de mes écrits au complet et du livre de Limbour sur mes peintures est en panne, bloquée ; … il y a une malédiction sur mes entreprises avec la maison Gallimard…Nous nous demandons, Limbour et moi si vraiment Gallimard a dans lidée de faire ce livre ou bien de nous mener en bateau dans une navigation au très long cours…

Paris, dimanche 14 février 1965… Je vous remercie de donner vos soins à cette épineuse affaire de double édition du livre de Limbour et de mes propres textes... Bien sûr je suis tout à fait daccord pour aider au financement du livre de Limbour par une subvention de complément si cest là seulement ce qui cloche…je bois du bon lait quand vous me complimentez sur mes petits talents de commentateur douvrages dart. Je travaille ces jours ci à un commentaire massif des œuvres d’Aloïse…

Paris, 25 mars 1965. A reçu Le Chien à la Mandoline paru chez Gallimard. Pas ordinaire ce quil nous envoie, ce chien là sur sa mandoline…Enfin des poèmes quon lit avec gloutonnerie. Enfin de l’invention. Enfin de la surprise, de l’inattendu. Enfin éclatée la coquille du compassé… La position de cette neuve musique gorge de pigeon célébratrice-néqatrice elle est très justement la position de la pensée et de la vision de tout un…Suivent diverses notes sur le principe de la pensée… Le bombardement du nihilisme sur le goût du vif est le mécanisme de la drôlerie comme il est celui de l’art, cest d’où vient le cousinage entre leffet de drôlerie et l’effet de création d’art…
Prospectus tII, p.389

Vence, 18 avril 1965. C’est pour moi grand honneur et grand plaisir que vous envisagez de présenter le film de Patris et, bien sûr, je suis d’accord avec empressement… ce film, il me faut bien le dire, il me met assez mal à l’aise, je naime pas du tout lidée de le voir livré au public. Vous savez sans doute comment il a été fait: à mon insu et pour ainsi dire contre ma volonté. Patris mavait parlé d’un film sur mes peintures et dans lequel il était promis que je napparaîtrais personnellement pas : tout le contraire de ce quil a finalement fait.Quant à la musique du film, elle na pas grand chose de commun avec ma musique; elle a été tripatouillée par les spécialistes du Service de la Recherche qui lont amplement complétée et transfigurée à leur mode si bien. quelle n’est plus la mienne mais la leur

Vence, 1er juillet65, 1 feuillet in-B. S’excuse pour un déjeuner manqué à cause d’un ramponeau dans les côtes ; raconte son refus d’une nouvelle prise de vue pour le film de Patris… On ne me verra pas souffler dans ma trompette au petit écran et j’en suis grandement soulagé.

Le Touquet, dimanche 19 sept. 65. En réponse à une très aimable lettre… J’ ai des objections à y faire… vous déplorez quelle renferme dans son libellé des termes plusieurs fois répétés, à quoi je me permettrai de vous répondre que l’usage des répétitions est une clef du grand style…Les réunions (remarquablement masculines) du Collège de Pataphysique ont quelque chose de vain, de vacueux, mais tout l’édifice entier de la Pataphysique apparaît quelquefois fondé sur la vacuité. La Vacuité… Jean Dubuffet SATRAPUS.
C’est l’époque où Dubuffet se détache de la Pataphysique. Le 28 octobre 1965, il rompt avec le Collège.

Paris, 28 octobre 65… Il y a longtemps que je me sens mal à l’aise à faire partie de ce Collège qui décidément ne fait pas du tout mon affaire. J’espère que vous ne men voudrez pas, que vous comprendrez mes raisons (qui sont tellement claires quelles n’ ont pas besoin dêtre explicitées). Jespère même que vous m’approuverez.

Vence, 26 avril 67. S’alarme de la santé de Lili, sa femme. À propos de l’Art Brut aux Arts Décoratifs… L’expositiona soulevé dans les milieux culturels, comme il fallait sy attendre, un petit succès destime; mais je ne crois pas que soient nombreux les gens qui, comme vous et moi, abordent les ouvrages présentés avec le même regard que sils portaient les prestigieuses signatures des artistes primés parla Biennale et homologués par la grande Bourse des marchands de tableaux et collectionneurs texans et chicagoins...

Paris, 27 juillet69. Jai reçu le livre de poèmes, l’élément l’eau (Fendre les flots )…Cest singulier comme un petit livre, finalement peu chargé de caractères, peut fournir lecture un temps plus long qu’un gros volume tout noirci. Non pourtant que les poèmes aient poids très lourd : ils sont graciles et légers, ils volent comme plume…

Paris, 3 janvier 1970… Frédéric Baal sactive avec ardeur à ses recherches de textes d’art brut. Quoique les écrits vraiment bien caractérisés et vraiment inventifs soient rares il y a déjà une petite récolte. De quoi faire un fascicule, peut-être deux…

Jacques Berne se désespère parce que vous ne lui envoyez rien pour son cahier de lHerne. Je serais chagriné que vous ny figuriez pas. Vous pourriez aussi bien prendre n’importe quel thème, par exemple ce que vous pensez de l’art brut, oubien ce que vous pensez de l’écriture, brut ou pas brut ou plus oumoins brut…

Paris, 17 mars 70. À la réception du texte de Queneau pour le numéro de l’Herne (qui paraîtra en 1973) Une belle surprise dans ma boite à lettres. J’ai lu sur le champ la savoureuse et autoritaire expertise. Très fine et très savoureuse. Je suis extrêmement content quil y aura (désubjonctivons) dans notre cahier de lHerne cette très dense pièce…Mémeut beaucoup la trace manifeste de la lecture très attentive de mes textes et la pleine sympathie que vous leur avez si généreusement octroyée…

Paris, 7 mai 70. À propos de l’exposition du Cabinet Logologique au C.N.A.C. à Paris… Il y a besoin de confidence et de pénombre dans les rapports de connivence quun entretien avec ses ouvrages; et cette connivence, j’ai éprouvé cela toujours à chaque fois,se trouve rompue ou dommageablement bousculée dès que les choses se trouvent indiscrètement portées sous les regards du public; il ne faudrait pas le faire; il faudrait se l’interdire…

Paris, 27 mai 1972. Morose on essaye de ne pas lêtre, on essaye de se persuader quon ne lest pas, mais bien sûr on lest. .. La morosité est due, évidemment, à une mauvaise adaptation de la pensée aux conditions de lêtre. La pensée fonctionne vicieusement, cest une chose bien certaine.

Mon atelier est maintenant encombré de mannequins de vitrines, de bottes, de gants et de chapeaux. Jhabille ces mannequins à laide de papiers armés et peints. Dhabiles tôliers formeursreproduisent ces costumes en tôle d’aluminium, après quoi des costumières moulent sur ces tôles des tarlatanesamidonnées, afin que pour finir des danseurs hideusement masqués sen harnachent de la tête aux pieds et se trémoussent un peu devant de grands décors peints à cette fin. Sur l’instant ce fait disparaître mamorosité…

Vence, 30 juin 72. Carte postale. Contrarié des cérémonies qu’occasionnent la vente de la maison à Vence… Mais la contrepartie est considérable. Elle est d’avoir ici retrouvé dans mes.livres les Enfants du Limon et d’en faire la lecture qui me console de tout…

Paris, vendredi 29 décembre 72. Dubuffet donne de ses nouvelles… je ne peux pas dire quelles soient excellentes, sauf à invoquer le « principe des équivalences » célébré par notre ami Latis, et qui vous est, selon lui, cher. Sur la bonne onde quémet ce principe, je suis heureux de vous apporter de moi des nouvelles excellentes… Le monument de New York a été mis en place…Jai eu beaucoup de contentement des américains, au point que depuis mon retour j’ai entrepris d’apprendre l’anglais. Je veux dire le vrai anglais et non pas lespèce de jargon infantile dans lequel je mexprimais jusqu’alors. J’ai aussi, au retour, fait encore autre chose : j’ai licencié tout le personnel de mes ateliers de Périgny et ceux-ci sont maintenant fermés.

Paris, 31 octobre1973. Dubuffet a vraisemblablement reçu le texte de Queneau Dubuffet le Magnifique, à paraître dans l’Œil… je trouve, dans ma boîte à lettres, ce prodigieux diplôme. Oh ! mon cher Queneau ! Je suis très ému. Moi le conspiré, le réputé mauvais coucheur, bâton merdeux, ennemi public, me voici peint sous ces traits d’éclatant soleil, voici ma merveilleuse finale récompense, mon sacre ! mon brevet de brave ! publiquement, solennellement délivré par vous ! par Godefroy de Bouillon ! par le Roi Arthur ! signé de sa main ! avec cette chaleur ! Je me sens comme le petit canard dAndersen ! Quelle impulsion vous me donnez là ! Je fais brosser mon armure ; jépingle vos couleurs à mon casque ; demain à l’aube, avec ce brevet dans mon sac, je repars en guerre. À vous J.D.

Paris, 7 juillet 75. Je vous soupçonne d’utiliser le bon truc des lieux de mémoire pour vous être souvenu de lenvoi du Diagnostic et de la Géographie…

J’ai aussi relu avec grande attention et grand profit le livre de Mme Yates sur l’art de la mémoire, qui me donne grande envie dentreprendre à mon tour de faire un « théâtre » ; cest bien cela en effet et rien que cela quil faudrait faire… Dès octobre, Dubuffet entreprendra la série des Théâtres de mémoire qui dureront jusqu’en 1979.

Paris, 2 décembre 1975. Quel aliment merveilleux pour toute mon année m’apporte la « Morale élémentaire » avec ses trois registres potage, plat, et dessert c’est au potage que j’en suis pour l’heure. À vos listes chantantes aux trois voix, coupées des petites ritournelles. Je crois n’avoir jamais rien lu de plus excitant, de plus opérant…

Paris, samedi 2 octobre 1976… Je viens dapprendre que vous êtes malade depuis deux mois; je nen savais rien, vivant de plus en plus confiné et reclus. Jen suis bien peiné… à mon offre daller vous voir, [ Madame Simonne ] répond que votre fatigue actuelle vous met hors d‘état de recevoir des visites. Ça me chagrine beaucoup de vous savoir ainsi affligé…Tenez ce petit message pour unilatéral et ne prenez pas, je vous prie, la peine d‘y répondre. Faites-moi seulement sa voir quand vous irez mieux si ma visite vous ferait plaisir et j’accourrai.

Queneau meurt le 25 octobre.
Précieux ensemble qui éclaire sur la personnalité de Jean Dubuffet peintre, écrivain et ami.

Gazogène n°01Gazogène n°01