Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

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Le Chaissac de Jakovsky

Chaissac vu par Anatole Jakovsky

(extraits)

Anatole Jakovsky : Gaston Chaissac, l’homme orchestre, Presses littéraires de France, Paris

CURIEUSE époque, tout de même, curieuse et déconcertante ! Au temps où l’on fait la haine en permanence, en grand et en petit, et où chacun de nous s’est vu au moins une fois dans sa vie au bord de la tombe, en attendant d’autres fins prématurées, car au fur et à mesure que l’angoisse grandit et la menace atomique se précise, on recherche déjà au bord du précipice, instinctivement, par avance, ce qui peut défier nos corps et les temps à venir ; de même que l’on essaye d’opposer à la complexité inouïe de la vie moderne les formes les plus .simples et les rythmes les plus sommaires se réclamant, bien sûr, de tout ce qui nous est parvenu de nos propres origines.

(…)

Des abîmes de silence s’ouvrent déjà autour de ces œuvres et font écho, que l’on veuille ou non, à d’autres abîmes sans nom. II est minuit. Zéro heure.

Les préhistoires se regardent face à face. Et moins on a le temps, plus on aspire à l’éternité ! Et moins on s’appartient, plus on vise à l’expansion et l’explosion totale de l’individu ! Plus on hait, plus on parle de l’amour et du cœur…

Ainsi, malgré l’aspect apparent de facilité, l’art de Chaissac est un art difficile. Bien qu’il ne demande pas d’apprentissage, ni de science d’aucune sorte, il exige, cependant, la disponibilité pleine et entière de l’artiste, le pouvoir vibrer à l’unisson, poétiquement, avec le monde ambiant, et fixer;. par conséquent,. les choses comme elles viennent. Belles ou laides, ardues ou gratuites, qu’importe ! sincères. Que cela réussisse ou ne réussisse pas, on ne recommence point. Jamais. Ce sont les secondes mêmes de sa vie, les battement de son sang, voilà bien la chose la plus difficile à capter…

Tout compte fait, l’art de Chaissac n’est possible que si l’âge d’or existait sur terre, et que si chacun de nous, secouant enfin nos propres esclavages, pouvait se débarrasser d’un seul coup de tout ce qui nous empêche de voir la vie comme elle est. Embrasser à la fois le passé et le futur qui n’auraient, plus de sens. Cela veut dire des loisirs et des loisirs à l’infini. Chacun ferait alors mi art pour soi, et tous pour tous. Avec n’importe quoi, selon le vœu des adorateurs de Ducasse. Le tri se fera tout seul. Plus tard.

N’empêche que chacun aura vécu quand même, chacun aura connu cette étincelle divine dont parle Rimbaud, celle qui donne la vie aux formes et la matière à nos rêves. Et la vie vaudrait alors la peine d’être vécue.

Anatole Jakovsky, Paris. 1er Juin 1952.
Gazogène n°05


« Ode à l’ogre » de Gaston Chaissac

(extrait)

Chant de l’oiseau encagé avec le serpent repu, voilà mon art. Gens qui passez, écoutez ma voix dans la foire. Calme serpentante, rire grossier, de fausset, de triste, d’enfiévré, fanfare d’armistice où on siffle à sa guise.

Et la fête a passé, le serpent remue à son réveil en une aube nouvelle. L’oiseau n’y pensait plus et un cri fut jeté, chant d’angoisse plus marqué dans l’indifférente clarté aux empreintes de griffes monstrueuses. Marche des trépassés marchant en terre fondre leur misère, iceberg en une mer où nul ne s’aventure. Les cris ont redoublé avant de se taire à jamais avant la pénombre. On les a enregistrés pour la discothèque.

On pourra réentendre les cris de vie en l’attente d’un trépas, entre chaud et frimas.

Ode à l’Ogre, Gaston Chaissac

Gaston Chaissac
Extraits, in Gazogène n°05


Raymond Dumay / Gaston Chaissac

Raymond Dumay : Ma Route d’Aquitaine

Gaston Chaissac, un nom qui n’en finit pas de faire rêver les amoureux de l’art singulier « Rustique Moderne ».

Nous reproduisons ici le texte qui lui est consacré par Raymond Dumay dans son livre Ma Route d’Aquitaine, publié chez Julliard en novembre 1949. Sans doute cette prose grand public est elle parfois bien moqueuse ! Mais est-ce mieux que le titre : Poésie du Dimanche, sous lequel les Cahiers de la Pléiade, Hiver 1948, présentaient des lettres du cordonnier des Essarts ? Ajoutons pour faire bonne mesure que le bandeau jaune citron qui ornait ce numéro hurlait : « Une pièce de Paul Claudel » ! La NRF ménageait ses lecteurs !

Raymond Dumay "Ma Route d'Aquitaine"
Raymond Dumay, Ma Route d’Aquitaine

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Comment peut-on être cordonnier ? Question qui allait recevoir sa réponse, à Boulogne, près des Essarts. J’avais lu dans les Cahiers de la Pléiade, de Jean Paulhan, des lettres de Gaston Chaissac. Jean Blanzat m’avait dit : « Des lettres de Chaissac, j’en ai un plein tiroir, Dubuffet aussi… Tout le monde en reçoit ! » Je flairai un mystère.

– Monsieur Chaissac ? La maison d’école, route de la Roche.

Avais-je fait toute cette course à travers les églantiers pour butter contre un instituteur polygraphe ?
Un grand arbre se dresse devant une maison de paysan en mauvais état. Sur les murs, dessinée au charbon de bois, deux personnages de Dubuffet, la tête contre le toit et les pieds dans l’herbe. Je respire.
Mieux vaudrait faire silence, respecter le domaine étrange et naturel. Il y eut cette jeune femme au cœur joyeux qui m’ouvrit la porte, puis une petite fille si bien élevée qu’elle semblait faire les honneurs du Paradis, et puis un personnage très long, très maigre, sérieux et avenant, Chaissac.

Je me présentai comme je pus. Paris, les journaux littéraires… , mots que j’avais honte de prononcer. Tout était si pur dans cette grande cuisine de campagne. Mais on connaissait très bien. Une deuxième fois, l’étonnement me ferma les yeux.
Quand je les rouvris, je vis les peintures. On ne pouvait leur échapper. L’art brut (expression nouvelle pour moi) doit suivre l’homme partout. C’est rigoureux, mais on s’habitue. J’approuvai cette peinture aux couleurs vives encadrée au dos de la cage à fromage, suspendue dans l’escalier, à cause des rats. Quand Chaissac m’entraîna dans la salle à manger pour me montrer ses dessins tracés à la craie sur le plancher et m’expliquer sa méthode, je fus tout à fait conquis. Prenez une serpillière, jetez-la sur le sol et tracez le contour, sans oublier les trous. (Un chiffon neuf inspirerait moins). Enlevez, complétez et vous obtenez tantôt un orang-outan, tantôt une tour Eiffel renversée, tantôt quelque animal préhistorique pris dans les lianes de la mer des Sargasses. Dans cet exercice, l’artiste a un geste superbe. Il prend des chefs-d’œuvre à la serpillière avec la même aisance qu’un braconnier des tanches à l’épervier. Ceci n’est d’ailleurs qu’un aperçu. Traitées de la même manière, des épluchures de pommes de terre éparpillées sur, une feuille de papier donnent un tableau qui ne ressemble pas du tout à une nature morte.
Chaissac me montre quelques souches ramassées dans les bois. Retouchées avec des clous de souliers, elles ressemblent à des sculptures nègres. Une grande galerie de Paris songe à affermer toute la série.
Croit-on que je me moque ? On aurait tort.
Chaissac me paraît un homme de la plus belle eau, passionné et sincère. Rusé aussi, comme tous les naïfs. Il m’exposa la méthode qui lui permit de capter les premiers rayons de la gloire.
– J’écris des heures, Pas comme ou le fait d’habitude, une lettre tous les deux ou trois mois. Quand je commence il écrire il quelqu’un, je le fais tous les jours, parfois même plusieurs fois dans la journée. Trois semaines, un mois. Je m’arrête un moment, puis je recommence. Si j’agace mon correspondant, il jette les lettres au panier, si je l’intéresse…
– Il les publie dans les Cahiers de la Pléiade
– Pour se faire connaître, il faut trouver un détail original. Jean I’Anselme
–  ah, vous le connaissez !
–  vient de publier un recueil de poèmes écrits de la main gauche.
Malgré vous, vous vous arrêtez. De la main gauche, c’est une bonne idée…
Il me fallut bien admirer, en connaisseur. J’ai quelque expérience de la stratégie littéraire et lu quelques livres sur le sujet, mais il m’a fallu longtemps, devant tant de méthodes en apparences contradictoires, pour découvrir la règle d’or : se faire une légende. Noctambule comme Fargue (on a parlé davantage de ses taxis que de ses poèmes), aviateur comme Saint-Exupéry, asthmatique comme Proust…
Sans guides, Chaissac a fait cette découverte en bêchant son jardin, si tant est qu’il le bêche, car l’art brut règne aussi sur le potager. Les hampes bleues des plus beaux pieds d’alouette connus se balancent sous la brise. Une plante que je ne parviens pas à identifier colle au sol ses petites feuilles rondes. Le jardinier m’éclaire. Dans la contrée, il n’y a pas de cresson et Chaissac, philanthrope, veut doter la Vendée du cresson de terre.
Réussira-t-il sur ce dernier point ? Les paysans vendéens ont l’esprit moins ouvert que les marchands de la rue La Boétie. Il faudrait avoir un prestige officiel qui commence à naître. Des automobilistes sont venus photographier les bonshommes de la façade. Il serait temps, car à la rentrée, madame Chaissac, institutrice de l’État, devra gagner un autre poste. Au fait, je vous ai caché le plus beau trait de cette école de la chimère : elle est fréquentée par une seule élève, la fille de la maîtresse…

Venu à Boulogne en Vendée pour quelques minutes, j’y suis resté près d’un jour. Le charme me pénétrait, je devenais moi-même un personnage dans une belle histoire, encore que jouant un modeste rôle de confident. Madame Chaissac me raconta son mariage.
On me fit coucher dans la chambre d’amis qui n’avait peut-être jamais servi. Je montai l’escalier ma bougie à la main, guidé par une fresque. On avait repoussé dans les coins le tilleul et le fumeterre qui séchaient pour les tisanes d’hiver. Je dormis dans un lit de campagne. Un orage craquelé d’éclairs, avec lesquels on aurait pu faire de jolis dessins, éclata. Au matin, je fus réveillé aux sons d’un harmonium, don de Dubuffet.

Songeant à la phrase d’Éluard  : « Si on voulait il n’y aurait que des merveilles », je pris congé de la famille Andersen. Au départ, Chaissac m’offrit comme une fleur sa dernière idée : il préparait une exposition de toiles d’araignées.

Raymond Dumay
in Ma Route d’Aquitaine
Gazogène n°2


L’or et l’ordure : un Chaissac…

DÉCOUVERTE D’UN CHAISSAC  À LA DÉCHARGE !

Dans une lettre inédite citée dans le numéro 1 de Gazogène, Chaissac écrivait « existe-t-il une revue pour parler des laissés pour compte… ». Il pensait aux hommes, pas aux œuvres !
C’est pourtant de l’une des siennes que je vais parler.

C’est le mois de Novembre, à la Toussaint 1990. Je cherche des matériaux pour continuer mes Ex-Vino – ceux qui me connaissent un peu savent de quoi il s’agit -. Me voilà donc un Dimanche après- midi, avec une amie, explorer les décharges entre Agen et Villeneuve-sur-Lot.

Gaston Chaissac : gouache sur porte
Gaston Chaissac : gouache sur porte

Or, vers cinq heures dans un dépôt d’ordures, au lieu dit « Bézille », hameau de « La Croix Blanche », sur le faux-plat avant les éboulis où brûle encore un feu rampant, un vieux lit-cage, quelques débris très secs de grenier, une petite armoire en bois blanc, genre pharmacie. Une des portes est ouverte et montre une sorte de maison naïve. J’ouvre la seconde et c’est le choc, avant même d’avoir vu la signature : sur l’intérieur de cette porte, à demi effacé, un personnage… Ces portes sont à moitié démantibulées et je les arrache facilement.

Je suis dans un état second ! Mais qui, qui a pu jeter cela ? Et pourquoi en cet endroit ?
Après étude, le dessin est fait… à la gouache ! ! !
Le mystère reste entier…

Jean-François Maurice
Gazogène n°02