Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

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Michel Rouby

Michel Rouby, dans les veines du réel

Michel Rouby : dessin encre blanche sur papier noirLa maison de Michel Rouby, même si elle se trouve à Cahors, semble en pleine campagne ; mieux, déjà ailleurs. Là, à l’étage, il a installé son atelier, ne travaillant plus professionnellement parlant qu’à mi-temps pour se consacrer à ce qui en vaut vraiment la peine, la création.

Michel peut avoir de qui tenir, car il est le frère de ce Jacques Rouby auquel Gilbert Pons avait consacré une belle étude dans notre numéro 20 de Gazogène.
Si les deux frères se ressemblent étrangement – même taille, même stature d’anachorète, même visage émacié – et si leurs œuvres peuvent matériellement se rejoindre, dans la mesure où Michel réutilise parfois les matériaux que Jacques a cent fois remis sur le métier, le résultat n’en est pas moins totalement différent.Michel Rouby : dessin
Il y a du reste là quelque chose à creuser dans cette diversité créatrice au sein d’une même fratrie et je ne peux m’empêcher de penser aux frères Duchamp – Marcel, Jacques Villon et Duchamp-Villon – qui étaient seulement un de plus !

Mais tournons nous maintenant vers les œuvres.

Et là, avec elles, nous sommes littéralement aspirés, happés comme par un maelström minéral. Nous rentrons pleinement à l’intérieur de la matière, mais une matière vivante. Nous voilà cheminant dans les veines de la terre, comme au cœur d’un vaste corps. Nous devenons les explorateurs des profondeurs du réel.

Cette vertigineuse mise en abyme va si loin que Michel Rouby avait imaginé mettre à disposition des amateurs, attachées à chaque tableau, de petites loupes. Non que les œuvres de Michel Rouby soient de petits formats, bien au contraire, mais parce que sans cesse elles sollicitent le regard à aller plus loin, à s’enfoncer plus avant, à se laisser emporter par je ne sais quel courant souterrain. Mais qu’on ne croit pas cependant avoir à faire à une peinture évanescente. Ce travail est parfaitement structuré, traversé par des lignes de force efficaces aussi bien dans l’infiniment petit que dans la vision globale du tableau.

Si nous devenons les mineurs de fond de cette création singulière, nous y sommes d’autant plus aidés que Michel Rouby juxtapose des entrelacs quasi médiumniques dessinés à la plume et de grands aplats où il se révèle un coloriste aussi inspiré qu’inventif.
Et je veux prendre ce mot de mineur au sens de sapeur de nos misérables certitudes qui pervertit le sous-sol du réel, qui creuse des chausse-trappes à l’évidence sensible, qui place des pièges au conformisme de la représentation, qui détourne l’ordre apparent des choses. Oui, pour moi, les tableaux de Michel Rouby sont ceux d’un mineur de fond qui travaille en silence, qui retient son souffle, qui évite la dangereuse lumière génératrice de grisou. La référence à Augustin Lesage paraît alors évidente. Michel Rouby est un travailleur de la nuit, un bijoutier du clair de lune qui s’en va dérober à la matière ses richesses et ses secrets les mieux cachés.

Michel Rouby : dessin
Michel Rouby : dessin, encre blanche sur papier noir

Mais c’est aussi un travail de Frère Mineur, de moine, d’ascète dans son scriptorium, œuvrant hors du temps pour transmettre à d’autres un essentiel autant qu’hypothétique message.
Comme tous ceux qui se coltinent l’essence du réel, Michel Rouby retrouve ce que Bachelard avait si bien nommé dans L’eau et les rêves : « une morale de la matière ». Ici, c’est plutôt sous le registre des rêveries de repos et de la volonté que nous nous trouvons mais c’est toujours la poésie qui est gagnante.

Jean-François Maurice
Gazogène n°23

Le diable et le bon dieu : Philippe Aïni

Les malheurs de Philippe Aïni

par Jean-François Maurice

L’affaire de l’église Saint-Michel de Flines-lez-Raches est maintenant sue : il y a près de 5 ans, Philippe Aïni commençait dans ce lieu une fresque de 13 mètres de long sur 7 de haut avec plus de 90 personnages, fresque qui fut inaugurée en grande pompe le 21 juin 1990…

Philippe Aïni
Fresque de Philippe Aïni

La suite est malheureusement connue : dégradations, mutilations, destructions, menaces… Madame Jeanine Rivais m’avait envoyé un dossier qui a paru intégralement dans Les Cahiers d’Ozenda, ainsi que d’autres pour lesquels je pensais avoir une certaine primeur. Mais peu importe, revenons à Aïni. Si je ne l’ai jamais rencontré, j’ai la chance de connaître son travail depuis belle lurette, dès Eymoutiers et Monteton. J’aime ses œuvres qui mettent souvent mal à l’aise. J’ai défendu son travail à plusieurs occasions, même s’il n’en a jamais rien su.
C’est à ma demande que Philippe Aïni m’a gracieusement envoyées les cartes postales qui illustrent ce texte.

MAIS QU’ALLAIT-IL FAIRE EN CETTE GALÈRE ?

Ce préambule dit, AÏNI à L’ÉGLISE, C’ÉTAIT VRAIMENT TENTER LE DIABLE ! Ou bien il s’agit d’innocence et alors j’espère que ses yeux vont s’ouvrir, ou bien de provocation et alors il faut assumer ; y a-t-il un entre-deux ? Car Aïni dans une église, je le répète,c’est totalement incongru ! Investir des lieux, y compris d’anciens lieux de culte, pourquoi pas! Encore faut-il imposer des mythes nouveaux, subvertir radicalement l’endroit, le faire absolument autre!  Mais est-ce possible ? Ne, faut-il pas au contraire fuir ces lieux si chargés de rituels ? Je pose simplement la question.
Le problème Aïni reste.

Jean-François Maurice
Gazogène n°10

Reinaldo Eckenberger

Poupées de Reinaldo Eckenberger
Poupées de Reinaldo Eckenberger

Quant à moi la découverte fut de voir en vrai le travail de Reinaldo Eckenberger, argentin d’origine mais créant à Salvador au Brésil. Ses poupées vivement colorées sont un régal non seulement pour les yeux mais pour tous les sens, comme si l’on participait à un immense carnaval imaginaire, à une fête sensuelle et pourtant si proche du tragique et du morbide.

Malheureusement, à trois reprises, alors que nous commencions à échanger quelques mots avec Reinaldo Eckenberger, nous avons été séparés ; par des journalistes, par des photographes… Ce créateur singulier aurait fondé un petit musée d’art singulier à Salvador, et pour se déplacer en Europe il utiliserait des trésors d’ingéniosité… Ce personnage attachant, nous le retrouverons certainement dans un prochain Gazogène.

Jean-François Maurice
Gazogène n°09

Simone Rouvière

Simone Rouvière

Sculpture de Simone Rouvière

Par contre Simone Rouvière, je l’ai rencontrée et auparavant j’avais vue chez froment une sculpture d’elle. Mais, là, ce fut un choc : une immense sculpture dans une archaïque racine de lierre ! Oui, je le répète, un choc. Imaginez un enchevêtrement de corps, de têtes, de formes, , de nymphes, de courbes lisses et caressantes, de représentations diaboliques ; une sorte de bestiaire symbolique, d’Enfer de Dante… Bref, une pièce unique je n’ai pas peur de le dire ; une sculpture à cause de laquelle une bonne partie des créations contemporaines sont renvoyées à leur place : le rien, le vide, le néant. Mais, bien sûr, nous reviendrons plus en détail sur cette jeune femme de 70 printemps dans un prochain numéro.

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Jean-François Maurice
Gazogène n°05

Roger Cros

Roger Cros

par Jean-François Maurice

Nous voici en virée avec André Roumieux pour aller visiter Marie Espalieu. Sur le retour nous passons par Autoire.

Là, c’est la rencontre avec un personnage : Roger Cros !

Roger Cros
Roger Cros

Roger Cros sculpte et expose dans une petite « Galerie », sa propre maison, le long de la route.

Sa vie ressemble à un roman à la Cendrars : il a été en effet boxeur (poids coq : 54 kg, pour ceux qui, comme moi, ne sont pas très au courant) et a même disputé un championnat de France. Mais sur ce sujet et ses arnaques, il en a su un rayon. Garçon-boucher et boucher aux Halles, il est au cœur de la vie. Petit à petit, il se « range des voitures » : il travaille aux cuisines de l’ex ORTF et y devient gardien et agent de la sécurité. Il s’en retourne enfin en son village, et brusquement se met à la sculpture.

Ses œuvres sont exécutés avec tous les matériaux possibles mais principalement le ciment et la terre. Surtout elles sont peintes. D’une peinture souvent sanguinolente, viscérale… si je puis dire ! Il y a en effet quelque chose qui rapproche les créations de Roger Cros de la boucherie, de la viande. Mais peut-être est-ce une illusion de ma part ?

Quoiqu’il en soit par son travail et aussi par son action pour permettre à d’autres créateurs marginaux d’exposer et de se faire connaitre Roger Cros mérite d’être connu.

Jean-François Maurice
Gazogène n°05

Annie Lauras : les bonnes pâtes

Annie Lauras : les bonnes pâtes

par Jean-François Maurice

Annie Lauras
C’est près de Monségur en Lot-et-Garonne que j’ai fini par trouver la maison d’Annie Lauras au beau milieu des pruniers. Cela fait maintenant plus de douze ans, depuis son mariage, qu’elle habite la région.

Annie Lauras fabrique essentiellement des œuvres en papier mâché, mais celles-ci ont une force si peu commune qu’en ayant vu une lors d’une exposition je n’ai pas hésité, dès le lendemain, à faire le voyage !

Annie Lauras, pâte à papier
Annie Lauras, pâte à papier

Annie Lauras est née à Brélès, à l’extrême pointe du Finistère, à trente kilomètres de Brest. Mais attention : à trois kilomètres de la mer, ce qui change tout. Elle fut élevée dans ce monde très particulier des paysans bretons … Et je suis en train de comprendre pourquoi j’ai tant de mal à commencer ce texte : les souvenirs d’Annie Lauras empiètent sur les miens ! Je me souviens de mon père lorsque nous étions à Vitré, décrivant les intérieurs des maisons de garde-barrière qu’il visitait durant ses tournées, à pied, le long des voies ferrées car il était employé à la S.N.C.F. Eh puis, moi aussi, je me souviens de la cabane en tôle où cuisait la pâtée pour les cochons dans la ferme de mon grand-oncle Tonton Perrot ; oui ,je me souviens. Mais toute création n’est-elle pas exercice de mémoire ?

Le vrai départ créatif de ces hautes-pâtes, c’est durant l’hiver 1989. Annie Lauras voit dans un magazine une brique en papier multicolore, ce papier compressé qui peut faire office de bûches… C’est le déclic : immédiatement elle déchire l’annuaire du téléphone, le passe à la moulinette et fait son premier tableau !

Mais rien ne vient de rien : cette pâte créatrice, c’est la pâtée pour les cochons de son enfance, et créer c’est refaire tous les gestes de l’enfance, cette tambouille, écraser les patates, le feu, le bois, les odeurs de la cabane, de la terre humide, de la nourriture du corps, la « gouelienne », à la nourriture de l’âme car « la création est comme une prière ». Tout, dans la ferme de son enfance, est anticipation de la jouissance des choses : la maison et ses lits aux matelas en balle d’avoine qu’il fallait changer tous les trois ans, et la paille et la cabane de fougères pour abriter les pommes de terre…

C’est de tout cela qu’est faite la peinture d’Annie Lauras : les papiers sont passés à la moulinette et répartis dans différents pots selon les couleurs et les densités : … « Ces couleurs sont des assemblages d’épaves ». Quant aux sujets ce sont toujours des personnages qui – bien que très différents dans le fond et dans la forme – peuvent vaguement s’apparenter aux bonshommes de Dubuffet. Mais toujours avec des contrastes, des dualités… Car ne nous y trompons pas : ces personnages sont des fétiches, des exorcismes, des prières, la conjuration de maléfices… car la liberté ne se trouve que dans l’inquiétude. Malgré leur rusticité une évidente dimension spirituelle se dégage de ce travail qui avance sans aucune compromission ni faiblesse envers le monde de l’art officiel…

Ah, j’oubliais : les murs de la maison d’Annie Lauras sont de la même matière que ses tableaux…

Annie Lauras, tableau "Femme", pâte à papier

Jean-François Maurice
Gazogène n°09

Bernard Jund

Certaines personnes ont, semble-t-il, l’étrange pouvoir de fasciner à distance !
Bernard Jund fait certainement -pour moi en tous les cas- partie de ce monde. Mais avant de parler de ses figurines dans le prochain n° que nous consacrerons à la sculpture singulière laissons lui la parole :

Bernard Jund

DE SINOPLE À ARA DE GUEULES FRANGÉ D’AZUR

Le végétal saigne rouge sur la peau Wayampi. Les cosses éclatées de la châtaigne cosmétique crachent leurs graines pilées et cuites : savonnette de rubis pétrie à l’huile de garapa.

Dards, fusées rouges des plumes de ara dressées verticales sur les biceps indiens. Parure tombante chez l’oiseau, dressée vers le ciel par l’homme Wayampi, encadré symétriquement de plumes rouges comme un aigle héraldique coloré
d’optimisme et de gloire.

Le rouge surprise  ? dans l’océan vert
Les animaux se cachent
L’indien se montre
La cible s’expose au regard
On est droit, on est fier, on est rouge …
Là où tout est vie, mort, sève et sang l’indien est une figure héraldique qui affiche son humanité par l’abstraction de sa silhouette transformée. Ce supplément de parure est distinction et différence.

En parure : les objets détournés de la civilisation :

miroirs
peignes
épingles.

Graphismes au génipa bleu de Prusse sur fond de roucou :
Machoire de Tapir au front
Empreinte du coq aux pommettes
Fleur en étoile aux sourcils rasés
Griffes en chevrons aux cuisses
Papillon bleu, oiseau.

Toute la nature en empreintes géométriques, en blasons ésotériques …

Et quelquefois, inattendue, la simple empreinte de la main colorée, plaquée sur le corps, la même main que celle de Lascaux ou d’Altamira …

Bernard jund

La diagonale du bord du monde

Bernard Jund

La diagonale du bord du monde …

La diagonale du bord du monde, peinture de Bernard Jund
La diagonale du bord du monde : Bernard Jund

Le jour se lève sur le premier matin du monde … naissance de la vie : minérale, végétale, animale, humaine. Les choses immenses, puis les choses familières, vastes échos, bruits et voix des hommes. Rien n’est réellement effrayant mais « naturellement » vrai en nous-mêmes dans ces résonances.

Un jour, le monde s’est rétréci pour les derniers hommes, qui ont vu apparaître le Bord du Monde. Apocalypse par nous engendrée. Les derniers hommes sont encore dans le monde. Nous … Occident oxydé dans un lieu au-delà de l’humanité,. ne sommes déjà plus des humains. Quelque part à la croisée des chemins de l’histoire des hommes une fausse route a été suggérée à l’Occident. Il fallait qu’un Juda saccage tous les espoirs, ce fut notre civilisation au visage blafard … et c’est elle qui crucifia l’autre monde. L’histoire de cette civilisation fut un viol permanent.

Apocalypse de métal, de l’armure au bulldozer, nous avons éventré notre mère et ses enfants qui n’avaient pas succombé au vertige de l’exploitation de la planète et de l’homme par l’homme.

Bernard Jund, Juillet 1992
Gazogène n°09

Frédéric Allamel

Les jeux macabres de James Son Ford Thomas
Esquisse d’une philosophie de la mort

par Frédéric Allamel

James "Son Ford" Thomas
James Son Ford Thomas

James Thomas est né poétiquement en 1926 à Eden dans le Mississippi, référence fortuite à un temps mythique qui ignorait la mort. Cependant, issu d’une famille de métayers noirs et baptistes, il eut amplement l’occasion de mesurer l’intervalle de la Chute et de ses contraintes terrestres. Sa vie peut être à cet égard partagée en trois épisodes majeurs marquant chacun un certain rapport combinatoire entre la terre et la mort. Dès l’enfance et jusqu’en 1961 il fut lui-même métayer et résume cette condition en une formule expéditive mais qui en dépeint bien le cycle déprimant et souvent sans issue : « Tu empruntes pour mettre les semences dans le sol et finis toi aussi dans le trou ». En devenant fossoyeur, les dix années qui suivirent marquèrent une progression de ce contact tragique de la terre et de la mort. Il cessa par la suite de creuser des fosses car, dit-il avec son sens aigu de l’humour noir, « Les gens ne mourraient pas assez vite pour pouvoir en vivre ! ». Finalement, en 1971, saisi par une forme de transfiguration par l’art, il décide de se consacrer exclusivement au blues et à la sculpture, passions jusque là affleurantes mais subordonnées aux nécessités vitales.

Guitariste et chanteur dans la tradition du Delta, il est depuis devenu un bluesman émérite et internationalement reconnu. Mais c’est surtout dans sa statuaire que transparaissent ses préoccupations immuables par l’utilisation de l’argile crue, héritage de ses activités d’antan, des labours à la tombe, et par une thématique morbide représentative de sa philosophie de la mort.

Sur un plan iconographique et hormis un riche bestiaire, son œuvre gravite autour des stades de la décomposition. D’abord le caractère fugace et dérisoire de la vie  : ses bustes paraissent ainsi appartenir à une humanité fraîchement décapitée et, sous le baroque de la parure (perruques, lunettes, bijoux, maquillage … ), transparaissent déjà les traits des futurs squelettes, un peu comme dans certains portraits de Kokoschka. Ensuite le cadavérique ! Cet ancien fossoyeur, fasciné par l’inertie des corps désormais privés de vie, a produit un nombre important de cercueils miniaturisés dans lesquels sont allongés des hommes en costume et cravate. Encore ouvertes, ces bières invitent à participer à la veillée mortuaire ce qui, somme toute, s’inscrit assez bien dans les ritualisations funéraires de la communauté africaine-américaine. Poussant ce thème jusqu’à son paroxysme, il a récemment réalisé une scène semblable mais à l’échelle, ce qui amplifie d’autant le malaise suscité par ce type d’œuvres. Enfin, phase avancée de la dégénérescence : le squelettique ! Là encore, il se complaît à représenter des foules de crânes humains, parfois même pourvus de dents réelles. Signe ultime de l’immortalité de l’âme, des feuillets d’aluminium remplissent souvent les cavités orbitales afin de promouvoir une lueur intérieure que n’affecte en rien la déchéance des corps. Il se dessine donc un glissement progressif vers la putréfaction en trois étapes : le labile des apparences que prolonge le cadavre et conclut le squelette. Il manquerait l’abstraction de l’aboutissement en poussière. À moins que l’argile n’assume cette fonction inépuisable de génération des formes (voire vitales d’après le mythe biblique [Genèse 2.7]) à partir de la matière déchue, symbole discret de l’éternel retour où s’enchevêtrent étroitement décomposition et recomposition.

Homme dans un cercueil, 1984. Argile crue et peinture.

Je me suis intéressé ailleurs à cette esthétique de la laideur que James Thomas rend exemplaire et qui rejoint la conception de Nietzsche à ce sujet. Ce que je retiendrai ici est le joyeux détournement de la mort auquel il procède. On sait que la fête a une valeur hautement cathartique et que les jeux et amusements macabres visent à mieux l’appréhender en la désamorçant épisodiquement. En ce sens, James Thomas est un représentant emblématique de la famille humaine des homo ludens. Dès son plus jeune âge il se plaisait à construire des jouets et surtout des tracteurs qui lui valurent son surnom toujours actuel de  « Son Ford ». Mais sa farce proprement inaugurale se produisit alors qu’il avait dix ans. Afin de provoquer l’effroi qu’il pressentait intuitivement chez son grand-père envers le monde surnaturel, il façonna son premier crâne d’argile qu’il plaça sur une étagère où celui-ci avait coutume de se rendre, dans le noir avant d’aller se coucher. L’effet fut paraît-il saisissant et figure en bonne place des anecdotes incontournables de la vie de l’auteur. Un demi siècle plus tard c’est le même esprit qui surgit lorsqu’il confectionne un mannequin à taille humaine qu’il place dans un cercueil de récupération et dispose sur le porche de sa petite maison afin d’inventorier les différentes attitudes des visiteurs ou simples passants face à la mort. À la manière de James Ensor, peintre des masques et théâtralisant la parodie jusqu’à devenir squelettophage, on retrouve dans son œuvre les questions essentielles dont est pétri le grotesque, encore doit-on être convaincu que le sérieux n’est en rien synonyme de triste, et que le frivole est souvent fondamental. Si James Thomas joue avec la mort, c’est autant pour se jouer d’elle, et de cette connivence surgit une réflexion empirique, qui est la marque d’une philosophie populaire et vivante. Et si la plaisanterie est ici fondamentalement heuristique elle sait encore inclure la perspective métaphysique ou l’observation phénoménologique. Aussi faut-il savoir percevoir ces contributions brutes, visuellement argotiques et fantasques, au même titre que les essais savants sur l’éphémère de la vie et la dissolution finale.

Skull, 1987. Argile crue, dents et coton.

Frédéric Allamel
Gazogène °09

Le monde enchanté de Gaston Mouly

Le monde enchanté de Gaston Mouly

par Jean-François Maurice

Dessin de Gaston Mouly
Dessin de Gaston Mouly

Gaston Mouly est lotois et j’ai la chance d’habiter le Quercy. Encore fallait-il le rencontrer ! Cette chance m’a été donnée avant même qu’il ne soit un nom dans l’Art Brut à la suite d’un concours de circonstances assez étrange qui m’avait mis en contact avec le photographe Philippe Soubils. Ce dernier « suivait » en effet depuis longtemps un sculpteur marginal malheureusement trop méconnu Zaccariou. Ce dernier avait obtenu une commande pour réaliser une sculpture monumentale au Lycée de Gourdon. Hélas, entre le projet et la réalisation il y avait loin ! Heureusement, un entrepreneur en maçonnerie qui venait de prendre sa retraite offrit généreusement son service. Cet homme, au cœur sur la main, c’était Gaston Mouly. Déjà il créait des œuvres originale en ciment armé. Ses Galettes représentaient des personnages qui seront repris ultérieurement dans ses dessins. Ces formes ressemblaient à des pains croustillants : pains frottés au lard, à l’ail et poivrés qu’on appelle « fougasses ». Avec le recul, ces œuvres peuvent s’apparenter étrangement avec celles, de même nature, de cet autre classique de l’Art Brut qu’est Sallingardes, de Cordes. Toutefois aucune relation ne peut être établie entre eux ! Magie de la création ? Identité de matériaux, identité de formes ? Imaginaire régionaliste et folkloriste commun ? Mystère.

En ce temps là, Gaston Mouly créait sous sa maison un monde à lui. Le ruisseau coulait et les statues en béton armé s’érigeaient. Merveilles de spontanéité et de fraîcheur, de naïveté et d’innocence. Cependant Gaston Mouly, en maçon responsable, dessinait ses projets et préparait soigneusement ses armatures métalliques. Il me l’a dit lui-même : c’était techniquement irréprochable.

Gaston Mouly
Dessin de Gaston Mouly

Or, à la suite d’un premier contact avec Gérard Sendrey à Bègles, Gaston Mouly va reprendre et développer ses dessins aux crayons de couleurs. Et la magie va opérer ! Les dessins vont non seulement prolonger l’œuvre « sculptée » mais encore l’accentuer.
Les dessins de Gaston Mouly sont d’une fraîcheur époustouflante ! Ce n’est pas seulement l’enfance qui revient mais une multitude d’impressions de souvenirs, de scènes vécues directement ou par ouïe-dire… Toute une mémoire rurale, régionaliste et pourtant universelle ! Que de fugaces souvenirs sont ici transposés et conjugués de mille manières. Contrairement à ce qui a pu s’écrire ici ou là, Gaston Mouly ne triche jamais même si chaque dessin peut être une interprétation d’une même scène, d’un même souvenir, d’un même événement. Qu’importe car l’imagination de Gaston Mouly en plongeant ses racines dans ses souvenirs d’enfance rejoint l’imaginaire collectif. Quelque soient les saynètes, il y a une immense joie, un grand bonheur de vivre dans chaque œuvre de Gaston Mouly, et ce plaisir, il sait comme personne nous le communiquer.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16

Les bonnes pâtes d’Annie Lauras

Annie LaurasAnnie Lauras

Dans le cochon, c’est bien connu, rien ne se perd ! Et quand on a appris étant petite à faire la pâtée pour eux, ça ne s’oublie pas ! C’est ce qui est arrivé à Annie Lauras  : née au fin bout de la Bretagne, la vraie, celle qui, à quelques kilomètres de la mer ne la connait pas, elle a connu la vie, la vraie vie rurale ! Après des années de voyages et d’errances, elle a retrouvé la campagne, pas celle du cochon mais celle de la prune… d’Agen bien entendu !

Rien d’étonnant alors si, lorsqu’elle va se mettre à créer, elle utilise la matière brute, la pâte à papier. Triant les différentes couleurs imprimées, Annie Lauras constitue autant de nuances dont elle va se servir ensuite pour ses compositions mi-sculptures, mi peintures, tableaux en relief aux thèmes expressionnistes.

Toutefois, peu à peu, ses tons vont s’adoucir et la violence caricaturale des personnages déchirés s’estomper ; une douce magie remplace insensiblement la magie noire des débuts. Le papier se fait complice, s’humanise sans s’édulcorer ni s’affadir.

La révolte est encore présente, ne serait-ce que dans le matériaux insolite utilisé qui rapproche Annie Lauras d’une autre créatrice encore ignorée : Zaeli.

Il n’empêche : Annie Lauras triture encore la pâte, elle y incorpore bon levain, et sort bonne œuvre. À nous de savoir la déguster du bout des lèvres ou à pleine dent ! Ou comme l’on embrasse : à bouche-que-veux-tu !

Jean-François Maurice
Gazogène n°16