Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

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Thierry Lambert, « L’Indien Blanc »

« L’Indien Blanc »

par Jean-François Maurice

"L'esprit des mondes premiers", Thierry LambertThierry Lambert : L’Esprit des Mondes Premiers

L’attirance de Thierry Lambert pour l’art des Indiens des plaines n’est pas un jeu gratuit ni même une simple fixation à l’enfance. Elle recoupe une attitude plus générale face à la vie, attitude que faute de mieux nous qualifierons de panthéiste. Son souhait de nudité, de « peindre nu », a pu sembler outrancier et caricatural mais je le crois sincère et en accord avec sa sensibilité et sa vision du monde.

Certes, Thierry Lambert n’a pas la naïveté d’imiter l’art des Indiens ! Mais il cherche, comme eux, à se replacer face au monde dans une position de  « médium » pour lequel l’art, la création esthétique, n’implique aucune transcendance. L’artiste n’est qu’un « passeur de choses », un « couturier de réalité » en apparence disparates. Voici pourquoi les personnages dessinés et coloriés s’apparentent à mes yeux à des patchworks ou prédominent les formes triangulaires et les lignes brisées. Ils semblent réalisés à main levée et comme limités par une invisible aiguillée : plus de fil au bout de l’aiguille de l’imagination et le dessin s’arrête !

Quelle destin peut avoir une telle forme d’expression ? Ne va-t-elle pas s’appauvrir, se scléroser, devenir stéréotype à l’instar d’autres formes « médiumniques » ? Ne peut-elle devenir caricature d’elle-même une fois exploré toutes ses potentialités symboliques ?

Ce danger, Thierry Lambert l’a déjoué en réalisant des livres uniques à partir de textes inédits d’auteurs tels Andrée Chedid, Michel Butor, Bernard Noël…

Ainsi s’enchevêtrent signes et symboles, correspondances visuelles et conceptuelles.

L’écriture magique rejoint la magie de l’écriture. Pour notre plus grand plaisir.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16

Claude Massé, le « papa » des Patots

Le « papa » des Patots

par Jean-François Maurice

Claude Massé : le papa des Patots.Un Patot de Claude Massé

Me voici un jour visitant une Exposition à Montauban organisée sous la houlette de Paul Duchein. J’y vois une œuvre qui aussitôt m’attire : un Patot ! Il faut vous dire qu’à l’époque je découpais des bouchons de liège pour composer des Tableaux, sortes de saynètes baroques et improbables qui me semblaient à moi-même étrangères.

Cette unique œuvre de Claude Massé au milieu de l’immense musée Ingres suffit à mon bonheur.
S’ensuivit une correspondance.
Avec des hauts. Et des bas.
Je dois avouer que le demandeur, c’était moi. Demande d’article pour la Revue de la Création Franche, demande de renseignement sur ses souvenirs concernant Dubuffet, sur son père, leurs correspondances… Car avant d’aimer les œuvres du fils, j’avais dévoré celles du Père, bien qu’il me semble que Ludovic Massé était fort peu lu en cette fin des années soixante. Mais j’avais eu la chance que mon propre père ait aimé Le Mas des Oubels comme l’atteste encore sa signature figurant sur la page de garde du volume fatigué de la Collection Séquana, car seuls les ouvrages qu’il avait relu avec plaisir portaient cet ex-libris. De ce fait d’autres titres de Ludovic Massé, publiés par L’Amitié par le Livre si je me souviens bien, figuraient sur d’humbles rayonnages. Avec le recul du temps, je découvre d’étranges points communs entre mon père et l’auteur du Vin Pur : l’intransigeance républicaine n’est bien souvent que le masque qui canalise un bouillonnement libertaire…

Mais ici, c’est de Claude Massé qu’il s’agit ! Eh ! Certes ! Mais n’étant pas un critique d’art professionnel, on m’excusera, je pense, de rechercher sous les yeux de mes lecteurs le pourquoi de cette émotion qui m’a saisi devant les Patots de Claude Massé. Nous autres, qui ne sommes pas des « artistes bruts » au sens authentique donné à cette expression par Jean Dubuffet, nous prétendons rompre avec toute filiation de l’art « officiel » et avec « l’Asphyxiante culture ». Et, de surcroit, nous nions bien souvent être véritablement « pères de nos œuvres » selon la formule consacrée. Cette dénégation n’est-elle pas le signe qu’il nous a fallu accomplir, et le parricide, et le travail du deuil ?
Reste ce point commun réel entre Claude Massé et moi : le liège. Et celui qui n’a pas travaillé ce matériau ne sait pas de quoi l’on parle. Un Gironella le sait encore, lui. Aujourd’hui, Claude Massé. Comment est-il possible de rendre si expressifs tant de personnages ? De les individualiser comme dans une caractérologie infinie ?

Est-ce l’habitude de travailler une matière si tendre et si rebelle qui a fourni ces collages/découpages/entrelacs présentés maintenant ? À moins que la gestuelle répétitive ne joue aussi son rôle ?

J’ai plaisir encore à trouver une filiation imaginaire entre les enveloppes décorées de découpages formidablement inventifs de Pierre Pascaud, celles d’Alain Pauzié, et de Claude Massé. En cette époque où explose un « Mail Art » de commande et de pacotille, un mouvement « collagiste » tout azimut, il est bon de trouver quelques repères au delà des modes. Claude Massé, grand demi-frère lointain, en est un. Je ne puis lui rendre plus grand hommage.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16

Danielle Le Bricquir, mythe impalpable

DANIELLE LE BRICQUIR, MYTHE IMPALPABLE

Danielle Le Bricquir

Dès ma première rencontre avec son œuvre je me suis trouvé en communion. Ce qui me fait plaisir c’est que toutes les personnes amies qui, depuis, ont rencontré à Cahors Danielle Le Bricquir me demandent systématiquement de ses nouvelles. Mais la pure subjectivité peut-elle s’ériger en critère esthétique ? Eh certes ! Car on confond trop souvent celle-ci avec le pur copinage, le renvoi d’ascenseur, l’écrit de complaisance… Pour moi, un des critères de sélection relève de l’empathie, de l’identification affective – et sensible – et cependant distanciée, distance sans laquelle l’émotion n’aboutirait qu’à l’hagiographie.

Évidemment à cela s’ajoute d’autres critères intellectuels, culturels et historiques : Art Brut ? Neuve Invention ? etc. Sans parler de la création d’un univers mental et plastique plus ou moins original et singulier.

L’art de Danielle Le Bricquir est à son image : fragile et immémorial. Ses statuettes haussent l’événement quotidien à hauteur d’un mythe & les aléas de la vie au niveau d’une geste légendaire. Voyez cette foultitude de personnages dont chacun existe d’une vie propre. Ils expriment comme dans un imagier d’autrefois toute la gamme des sentiments, des désirs,des passions. Chaque saynète grouille de pulsions, d’angoisses, de meurtrissures.

La fragilité des matériaux est à la mesure de la dureté des temps. Contemplant cette théorie de statuettes furieusement inventive, on ne peut s’empêcher de penser à ce propos d’Alain : « Il n’est pas de vrai bonheur sans une pointe d’angoisse ».

Jean-François Maurice
Gazogène n°16

Pierre Pascaud : Seules les tempêtes connaissent leurs noms

Seules les tempêtes connaissent leurs noms

Un conte de Pierre Pascaud

Une valise à la main, l’homme et la femme sont arrivés à l’aube, mystérieux fantômes vêtus d’une ample voilure blanche tenant du sari et de la djellaba. Ils glissaient silencieusement parmi les ombres de fin de nuit. Ils s’arrêtèrent sur la place. La nouvelle ne tarda pas à se faufiler de maisons en maisons. Bientôt presque tous les habitants entouraient les étranges visiteurs qui se tenaient immobiles, muets, leurs yeux bleus flottant à la surface d’un songe de source vive. Dans la foule, l’inquiétude fit bientôt place à la curiosité.

– Qui êtes-vous ? demanda le maire.
– Nous ne sommes que nous-mêmes, et seules les tempêtes connaissent nos noms.
– Ce sont peut-être des illuminés évadés d’un asile psychiatrique…, suggéra quelqu’un.
– Ou bien des sorciers…, avança un autre.
– En vérité, dirent d’une seule voix les visiteurs, nous étions jadis des imagiers de l’enfance, mais, maintenant que l’incendie menace même les plumiers, nous sommes devenus annonciateurs de purification et semeurs de division. Alors ils sortirent de leurs valises des pinceaux, ainsi que des pots de peinture, d’où s’envolèrent d’innombrables corbeaux qui se posèrent sur toutes les antennes de télévision.

Dessin de Pierre Pascaud

Illustration : Pierre Pascaud

– Voici venu, dit la femme, le temps d’agonie des écrans de turpitudes et de mensonges.
– Mais de quoi vous mêlez-vous ? grogna le maire.
– De l’authenticité ! répondit l’homme, en jetant dans l’azur les pinceaux qui n’en finissaient pas de surgir de sa valise, puis dessinaient dans le ciel de gigantesques champignons de brouillard.

C’est alors que la femme attira vers elle celui que le village appelait Agnus, à cause de son innocence angélique.
– Vous n’avez pas le droit de nous enlever cet enfant, protesta le maire. Bien qu’il soit faible d’esprit il ne nous en est pas moins utile pour nettoyer les caniveaux.

Sourds à ces propos réprobateurs, les visiteurs s’élevèrent dans l’air avec Agnus, qu’ils tenaient par la main, et que le vent habilla de feuilles d’or.

Bouche bée, les habitants ne disaient mot.
L’homme clama d’une voix puissante : « Il nous fallait absolument sauver l’homme authentique. c’était un ordre et une nécessité afin que le monde soit débarrassé de ses scories et que, de toutes les œuvres d’art, seuls soit sauvegardés les dessins inventés en secret avant la re-naissance. »

Brusquement une lueur intense souda les paupières des corrupteurs cupides, gribouillant leur vanité sur les estrades de foire, où grouillaient les gonocoques et les staphylocoques de leur lubricité. C’est alors, et alors seulement, que l’entrée des cavernes fut de nouveau gardée par des dragons.

Pierre Pascaud
Gazogène n°16

Grégogna, créateur pluriel

Grégogna, créateur pluriel

par Jean-François Maurice

Grégogna
Grégogna

Notre première rencontre avec Grégogna à Pézenas fut l’occasion d’un pèlerinage sur les ruines de la digue de gros rochers qu’il avait entièrement peinte, sur plusieurs centaines de mètres.*
Hélas, l’administration, ayant décidé l’élargissement de la route sans véritable raison, celle-ci conduisant au dépôt d’ordures ! envoya ses bulldozers qui jetèrent la digue vers la mer une nouvelle fois sans raison puisque de l’autre côté se trouvait une large bande de terrain vierge bordée par la voie ferrée, espace qui comme de bien entendu ne fut pas touché !

Nos lettres et pétitions diverses ne reçurent aucune réponse… Grégogna ne baissa pas les bras et continua, au milieu de mille difficultés, son œuvre multiforme.

Papiers mâchés ou papiers déchirés, papiers collés ou décolorés, marionnettes ou poupées bourrées, tapisseries ou tissus enduits, peintures acryliques, huiles, gouaches et que sais-je encore, boites de conserves rouillées, vieilles ferrailles, zinc, étain, cuivre et laiton… Tout est bon à Grégogna, un des créateurs parmi les plus inventifs qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Le résultat de son travail est à la mesure du personnage : une allure de Don Quichotte, une prestance de Condotière de la création, et face à son œuvre, une simplicité, une franchise, et une modestie exemplaire.

Faut-il ajouter qu’il a le cœur sur la main et le culte de l’amitié ? Toutes choses qui dans le monde de l’art officiel lui ont valu, on s’en douterait, quelques déboires et déconvenues !
Mais cela n’altère pas le climat de son œuvre : férocement critique parfois mais tempéré d’humour ; ironique et caustique mais teinté d’autodérision… caricatural mais ludique, Grégogna n’oublie jamais que les personnages dérisoires qu’il met en scène n’en restent pas moins proches de nous, humains, trop humains…

* Entre Frontignan et Sète.

Jean-François Maurice
Gazogène n°16

Précisions…

PRÉCISIONS

sur Gazogène

La revue Plein Chant dans son numéro 57/58 a employé à propos de Gazogène l’adjectif « hétéroclite ». Certains ont pu penser qu’il y avait là quelque connotation péjorative. Quant à nous, nous ne pouvons que reprendre avec plaisir un tel jugement ! Car, que dit le Dictionnaire ? « HÉTÉROCLITE. Qui s’écarte des règles de l’art : bâtiment hétéroclite. Fait de pièces et de morceaux ; bizarre : amalgame hétéroclite. »

Cette définition nous va comme un gant car, au sens propre, c’est ainsi que Gazogène est fait !

En 1947 Jean Dubuffet écrivait à Jacques BERNE : « … Ce à quoi on aspire-c’est à quelque chose qui serait probablement mal foutu, informe, maladroit, plein de fautes et de zigzags, comme tout ce qui débute, mais qui aurait de la vitamine, de la vitamine propre, du terroir propre, et qui prendrait fièrement la mer sans pilote à bord. Ça se pourrait bien que ça soit dans ces villes de province que prennent un de ces jours naissance des mouvements comme ça… » (Lettre d’un portraitiste à un scorpion, L’Échoppe, 1993).

Nous espérons qu’il y a un peu de ça dans Gazogène !

Au risque de me répéter, encore quelques précisions :
Gazogène
n’est pas une « revue » au sens propre, n’est l’émanation d’aucun groupe, d’aucune structure, d’aucune association et n’a, de ce fait, de compte à rendre à personne.
Au départ, Gazogène ne devait être qu’un petit opuscule distribué aux amis et relations. Ce sont ses destinataires qui, par leurs envois, en ont fait un support, une « revue ».
Son titre est déjà un refus de tout concept. Ce qui n’implique nullement l’amnésie de ses origines ! Tout d’abord DADA ! (La revue Manomètre, dadaïste ET provinciale, nous revient en mémoire)
Avec DADA c’est tout un courant subversif et libertaire, anarchiste individualiste, c’est aussi le pacifisme et la compassion pour tous les exclus, les suicidés de la société : Cravan ou Vache, Crevel. Mais aussi Le Facteur Cheval ou Picassiette.

Dois-je avouer que, si j’ai lu avec intérêt les écrits Surréalistes, j’étais aux antipodes quant à leur forme narcissique et ampoulée ?
Comment de telles idées ont pu s’exprimer d’une façon si classique ;  que dis-je : si rhétorique, si Cicéronnienne, allitération comprise ! Je n’ai pu en avoir idée que grâce au Mai 68 de mes vingt ans quand des idées subversives qui portent encore aujourd’hui leurs effet bénéfiques s’exprimaient dans une langue de bois, le plus souvent, à l’effet fort comique. Rétrospectivement !

À cette même époque, je découvrais Asphyxiante Culture de Jean Dubuffet, mais également, et pêle-mêle ,les auto-constructeurs, les communautés, la Beat-Génération et j’en passe et des meilleurs !

Jamais je ne crois avoir démérité dans cet effort de vivre autrement. Certes, j’ai des regrets, des occasions manquées, des ruptures malencontreuses, des blessures secrètes, des propos outranciers, mais rien qui à mes yeux est lâcheté ou abandon…

Les créateurs présentés ici sont le reflet non pas de mon éclectisme mais des différentes facettes de ma sensibilité, des différentes formes de la création que j’aime. Une succession d’éléments constitutifs, peut-être, d’un authentique « Art Brut » aujourd’hui disparu ?

On remarquera également que Gazogène consacre une part de ses pages aux littératures marginales, que ce soit la littérature prolétarienne ou les correspondances plus ou moins intimes. Sans juger de la qualité de ces textes, j’ai voulu donner une place à des écrits le plus souvent exclus des circuits officiels de la littérature.

Enfin, Gazogène fait une place à ce qu’il est convenu d’appeler « art populaire », au modeste art élémentaire trouvé le plus souvent au bord des routes, au fond des jardins, dans l’anonymat des banlieues… Cet amour des créations populaires va même jusqu’à englober les manifestations de la dévotions : croix de chemins, sanctuaires ruraux, oratoires oubliés…
Cette diversité d’intérêts n’est donc qu’apparente n’en déplaise aux esprits chagrins !

Place maintenant aux différents créateurs exposés : ils vont de l’art brut au surréalisme en passant par l’art naïf, l’art singulier, la neuve invention, la création franche… etc., mais surtout : la création, la vraie, la neuve, l’inventive, l’unique, la singulière, la populaire, la marginale, la médiumnique, la libertaire ; .. la création quoi !

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16

Peindre l’artichaut : Michel Julliard en campagne

Peindre l’artichaut : Michel Julliard en campagne

par Jean-François Maurice

Mon premier exercice d’Art Brut remonte à fort longtemps; c’était à Handaye dans le début des années cinquante. Nous y étions seuls avec mon père et mon frère, car notre mère était à la clinique où elle accouchait d’un frère, hélas mort-né. Ce jour-là, nous avons, mon frère et moi , repeint tous les artichauts du potager de l’hôtel, non en noir car nous n’avions pas cette couleur, mais en marron et rouge minium.

Michel Julliard
Michel Julliard

Je dois faire cet aveu : Michel Julliard est pour moi comme ce frère en peinture que je n’ai pas connu. Sans doute est-ce pour cette raison que je me sens si bien dans sa vieille maison du Mas de la Prade dans le Sud Aveyron avec sa compagne et ses enfants. Si sa peinture était nulle, je n’en parlerai pas ! Or je suis tombé dedans dès le premier jour. Tout ça pour dire qu’en matière de création la subjectivité, toujours, joue à plein -transformant ainsi peut:être le plaisir en jouissance…

Pour ces raisons, je n’ai jamais assimilé le travail de Michel Julliard à une quelconque « Figuration Libre » même si un regard superficiel peut le faire. Chaque œuvre de Michel Julliard est comme un Ex-Voto contemporain : il raconte une histoire, il dénonce un abus, il préfigure une solution. Chaque tableau raconte en effet une histoire : histoire de couple ou histoire de fesses, tableau de mœurs ou histoire d’actualité… Mais toujours sous l’angle d’une réflexion plus que d’une dénonciation; aucune complaisance à attendre pour le viol, la violence, l’obscénité gratuites. À sa façon Michel Julliard est un moraliste : la forme doit~être liée au fond et aucune complaisance n’est acceptable sous prétexte d’une gratuité de l’art.
Mais ce « moralisme » est toujours joyeux, hédoniste et ludique à l’image des « Folies… de Camares » (14 & 15 Août chaque année) dont il est le moteur !

Qu’on ne croit pas cependant à quelques faiblesses libertaires et fraternelles dans les propos qui précèdent : les nouvelles créations de Michel Julliard sont là pour le prouver ! Voyez ces pendentifs primitifs et pourtant rehaussés des quelques aphorismes des mieux sentis et des mieux choisis en dehors des anniversaires à la mode tirés de Joë Bousquet et de quelques autres. Une nouvelle fois Michel Julliard nous montre par ces pectoraux de mythologiques grands prêtres es-anarchisme très certainement qu’en art, création, invention, fond et forme sont toujours d’actualité… révolutionnaire faut-il le préciser ?

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16

Marie Espalieu : Le regard sensible des formes brutes

Marie Espalieu : Le regard sensible des formes brutes

Ce n’est pas rien, pour un anonyme de l’art, que de voir son œuvre naître sous le regard de Robert Doisneau : naître et reconnaître en quelque sorte ! Or, « L’objectif » de Robert Doisneau avait été si humain que, quarante ans plus tard, il n’avait pas altéré la naïve spontanéité de Marie Espalieu.

Marie Espalieu
Marie Espalieu

Au Nord du département du Lot, au dessus de Saint-Laurent-les-Tours nous sommes plus proche de l’atmosphère des « Bois-Noirs » de Robert Margerit que du chant des cigales du Quercy Blanc ! Après une route étroite entre les châtaigniers, à l’orée du village, se situe la ferme traditionnelle couverte d’ardoise où vit Marie Espalieu avec sa fille et l’un de ses fils. Tout pourrait être conforme à la dureté de la vie si, autour du puits-citerne, le visiteur surpris ne remarquait quelques animaux étrangement expressifs malgré les bois rudimentaires et les peintures grossières qui les composent.

Après avoir emprunté l’escalier de ciment et repéré les traces de peintures qui subsistent sur la façade on entre dans la grande pièce cuisine et lieu à manger. La vieille cheminée est toujours là, elle abrite seulement maintenant la cuisinière.

Marie Espalieu, malgré ses difficultés pour se déplacer, est venue à ma rencontre. Pour me saluer elle est debout, arc-boutée, les mains noueuses en appui sur la grande table centrale recouverte de toile cirée. Tout me semble familier : le décor, les odeurs, les personnes… Je suis toujours ce petit garçon dans la ferme de mon grand-Oncle Maurice, cet enfant qui écarte les poules tandis qu’il porte la soupe à la Tante Anna dans sa cahute voisine, ce gamin qui porte les bidons de lait dans la vacherie…
Ce monde des petits, des humbles, des humiliés, ce monde de la ferme, de la terre, des gagne-petits, ce monde qui survit, qui souffre et lutte en silence, j’en suis. Je le revendique pour mien. Et pourtant : « C’est le Monsieur de Cahors qui vient ! » ; telle est la phrase rituelle qui accompagne mon entrée en ces lieux. Ainsi j’ai trahi, mes origines, mon milieu, ma « classe ». À quel moment ai-je basculé ? Ai-je insensiblement glissé ? Qui peut me le dire ? Quand le p’tit gas est-il devenu un Monsieur ? Formuler ainsi la question c’est déjà avouer sa défaite.

Il ne me resterait que ce lien tenu de la création Brute, cet art qui défie les normes, qui échappe au langage. Alors regardons les sculptures de Marie Espalieu, longues formes humaines découpées dans des croûtes de pin, hâtivement colorées, affublées de membres filiformes grossièrement cloués. Les regards en sont insondables comme les yeux clos des personnages d’Aloïse ou ceux des statues mutilées de l’Île de Pâques. Et puis voici toute la faune des animaux domestique s et sauvages, vaste sarabande qui transforme la ferme de Marie Espalieu en une Arche de Noé merveilleuse. J’espère que de tels îlots survivront longtemps pour donner du sens à ce monde qui nous en prive.

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16

L’œuvre au noir de l’abbé Bachié

L’ŒUVRE AU NOIR DE L’ABBÉ BACHIÉ

(1913-1991)

par Jean-François Maurice

Sculpture (bois ramassé) de l'abbé Bachié

Sculpture (bois ramassé) de l’abbé Bachié

C’est avec mon ami André Roumieux que j’ai découvert à Gramat les sculptures de l’Abbé Bachié. Plus tard, grâce à l’Abbé Rosière, j’ai pu reconstituer la vie de ce créateur si singulier. Aujourd’hui, la plupart des pièces sont à la « Fabuloserie ». L’Abbé Bachié était un homme affable et souriant; ceux qui l’ont connu m’ont tous parlé en ces termes. Mais cette faconde cachait un grand courage : durant la dernière guerre, ordonné prêtre en 1939, il a parcouru tout le causse de Limogne à bicyclette, la nuit, « au service de la J.A.C. » a-t-il dit plus tard !

Son activité créatrice a été longtemps secrète. Il ramassait au cours de ses promenades des bouts de bois, des racines… Puis, la nuit, les retouchait légèrement, parfois les colorait discrètement… Et la magie jouait : sous nos yeux éblouis surgissaient des formes merveilleuses : le loup amadoué par Saint François d’assise mais aussi quelque monstre maléfique…

Cette œuvre Brute est en effet placée sous le signe de la dualité, du Bien et du Mal, du Jour et de la Nuit, du Naturel et du Monstrueux…

Dans les quelques lignes écrites par l’Abbé Bachié et publiées (n°4 & n°11/12 de Gazogène) on ne peut qu’être frappé par la modestie, l’ambiguïté voire la douleur contenue des propos…

« … que ma sépulture soit gaie… » a-t-il dit ! Je ne l’ai pas connu et j’en ai regret alors je le cite :

« Qu’êtes-vous venus voir ? Des branches, des racines, des vieilles et des tordues, des fétus que les hommes repoussent du pied ou ramassent avec des fourches, pour le feu ou pour des tas qui pourriront.

Et pourtant : ces branches dont personne ne veut, ces lierres tors, ces genièvres torturés, ces racines squelettiques, lourdes, la nature les a aimés et, à sa manière drôle et fantaisiste, leur a ciselé une forme, presque donné un langage… »

Bois : sculptures

Jean-François Maurice
Gazogène
n°16

À propos d’invention dans le graphisme de l’écriture, version Chomo

À propos d’invention dans le graphisme de l’écriture, version Chomo

par Bruno Montpied

Les panneaux dont Chomo, l’ermite de la forêt d’Achères, parsèment son Village d’Art Préludien sont rédigés dans une orthographe de son cru. Les textes, au niveau poétique fort inégal, se présentent en outre en manuscrit, son auteur manifestant sa volonté de mettre en valeur les qualités esthétiques du graphisme manuscrit.

On sait que le domaine de Chomo, où l’on peut voir le résultat de plus de trente ans de création expérimentale menée par un seul individu, a été investi par lui au début des années 60. Chomo auparavant avait fait l’école des Beaux-Arts, et avait exposé en galerie à Paris. Il nous a même déclaré, un jour que nous le visitions, qu’il avait également une sculpture que lui avait prise le musée d’art moderne de Paris. En conséquence, on ne peut déjà pas assimiler Chomo à l’art brut, du moins si l’on s’en tient aux définitions de Dubuffet en la matière (un des critères étant l’absence totale de la part du créateur brut d’accointances de quelque sorte que ce soit avec le système de diffusion et de communication professionnel de l’art), on ne peut l’assimiler à l’art brut pour ce qui concerne la première partie de son œuvre. Cette première période étant marquée par la création de ce qu’il a appelés les Bois Brûlés. Ce qui fut, entre parenthèses, sa période de loin la plus créative, et donc conçue – Ô paradoxe,dans dans une époque non « brute » ; il est à noter, pour agrandir notre parenthèse, qu’on a appris récemment que Chomo avait d’ailleurs entrepris de retoucher ces fameux Bois qu’il avait pourtant entreposés jusqu’à présent dans ce qu’il avait appelé lui-même un « Sanctuaire » (voir à ce sujet le numéro spécial du Bulletin de la Société Littéraire des P.T.T. de janvier 1991, consacré entièrement à Chomo, dont nous avons tiré les textes de Chomo reproduits avec notre texte). Cela peut apparaitre inquiétant si l’on songe à ce que les artistes vieillissants infligent à leurs œuvres de jeunesse. On aimerait en savoir plus…

"Tout ce qui est beau est un piège", Chomo

Tout ce qui est beau est un piège, Chomo

Pour ce qui concerne la seconde partie de son œuvre, celle qui débute donc avec la création de son Village d’Art préludien dans la forêt d’Achères, il y a une inventivité manifeste (un autre des critères qui permettaient à Dubuffet de voir s’il avait en face de lui de l’art brut ou non), mais pas là où ses commentateurs les plus zélés voudraient nous le faire croire. Nous allons dire là où il y en a selon nous pour dire ensuite’ où il n’y en a pas. Le génie de Chomo réside dans ses conceptions paysagistes. Il est à rapprocher du vaste ensemble des Inspirés du bord des routes, plutôt que de l’art brut. L’architecture de ses « sanctuaires » et autres « refuge » est tout à fait insolite. Nous pensons toujours à la surprise et au ravissement qui furent les nôtres lorsque nous découvrîmes que la cheminée extérieure du Refuge était structurée avec des carcasses de voitures, aux dires de Chomo lui-même… Et puis enfin, au chapitre de l’inventivité, doit être reconnue à Chomo son attitude face à l’organisation sociale de son temps, son comportement réfractaire à toutes sortes d’enrégimentements, son profond anarchisme individualiste, quoique mâtiné d’un peu de mysticisme. La créativité en effet peut s’appliquer à la conduite qu’un homme choisit de suivre dans sa vie.

"La plus belle religion, c'est le respect de la vie..." écriture de Chomo
« La plus belle religion… » écriture de Chomo

Par contre, il y a fort peu d’invention dans le domaine de l’expression écrite (et pas davantage dans ses sculptures, bois de Séverine ou autres), aussi bien poétiquement que formellement parlant. Ses écritures à l’orthographe phonétique imitent sans recréation les écritures de Dubuffet lui-même, et plus généralement, restent loin derrière les innombrables recherches en matière de langues imaginaires, graphismes nouveaux, etc, menées bien avant lui ou autour de lui.

"J'ai accroché ma peau au porte-manteaux des morts", chomo

On se reportera avec fruit, entre autres documentations disponibles sur la question, au n° 32-33 de la revue Bizarre (1964), intitulé La Littérature Illettrée ou La Littérature à la lettre. Pour illustrer notre point de vue, nous avons voulu apporter ici un seul exemple de véritable créativité dans le graphisme et l’écriture en présentant au lecteur des logogrammes du poète et fondateur du groupe expérimental COBRA : Christian Dotremont.

la liberté... C. Dotremont

La liberté c’est d’être inégal, Christian Dotremont

Ici s’allient poésie de haute volée, finesse des suggestions, mystère de l’image plastique qui se trouve indissolublement lié à la révélation du mystère expressif contenu dans les lettres que nos mains tracent en écrivant. Il y a là révélation d’un aspect idéogrammatique caché dans l’écriture occidentale, image non pas dans le tapis, mais images cachées dans les mots écrits… Cela ne va-t-il pas plus loin tout de même que la simple tentative d’écriture phonétique à la Dubuffet, ou à la Chomo ?

Christian DOTREMONT, logogrammes

On souhaiterait que les amateurs d’art brut se renseignent davantage sur l’histoire des novations qui passe bon gré mal gré par l’histoire des avant-gardes et de la poésie modernes, n’en déplaise à Dubuffet qui avait de son côté, cependant, bien étudié le domaine avant de conclure à son rejet, sans prévoir qu’allaient venir après lui des hordes de jeunes artistes qui prendraient ses oukases pour argent comptant et se dispenseraient de toute étude que ce soit. Ce qui donne l’art dit « singulier » du moment…

Il n’est pas sûr qu’en matière de révolte, on n’ait pas besoin de mémoire.

Christian DOTREMONT, logogrammes

Né de la cécité de ne te voir qu’ainsi, Christian DOTREMONT, logogrammes

Bruno Montpied, 19-6-93. Gazogène n°07-08