Revue de l'art brut, des créations singulières, de l'art populaire et des expressions marginales ou bizarres. Art outsider, hors-normes, singulier…

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Tour de France de quelques bricoles poétiques (inédits) en plein air

Tour de France de quelques bricoles poétiques (inédits) en plein air

par Bruno Montpied

Sillonner la France dans toutes les directions permet de trouver encore de nombreux messages attardés, datant des anciennes civilisations rurales. Si l’on y prenait garde, cela permettrait à ceux qui ne veulent pas perdre le fil de la tradition quant à un certain savoir-vivre collectif, imprégné d’innocence et d’émotion poétique, de recueillir le témoignage qui est encore là, aujourd’hui, sous leurs yeux, mais jusqu’à quand ?

Sillonner la France… et l’Europe ! Ces messages ont parfois de fort curieuses manières de se manifester. J’ai vu il y a peu un film suédois du cinéaste Bille August, intitulé Les meilleures intentions.Dans certaines scènes, l’action se passant dans un village du grand nord suédois, on aperçoit en arrière-plan, sur les boiseries d’un presbytère et sur le mur d’une chapelle, des fresques un peu passées, d’allure parfaitement naïve, à motifs religieux, naturellement. Inutile de dire qu’à aucun moment le cinéaste ne renseigne le spectateur sur ce qui n’est dans son film qu’un décor prouvant la rusticité du lieu de l’action. Où trouver, si ce n’est au fond d’une bibliothèque, de la documentation plus précise sur ce genre d’art populaire suédois ? Comme je l’ai écrit ailleurs (Gazogène n°05, l’article Miroir de l’immédiat), la recherche de l’art populaire s’avère bien un véritable parcours du combattant !

Petite paysanne portant besaceJ’ai aimé, un jour, faire une autre découverte, assez minime certes, mais digne d’être mentionnée dans ce petit parcours consacré précisément aux « bricoles » de plein air. Pas tant pour la découverte elle-même que pour la façon dont elle fut faite… Peu de temps avant d’aller à Auray, en cherchant à visiter la maison de Marie Henry, au Pouldu, cette ancienne auberge où avaient vécu, et créé, en commun Gauguin, Filiger, Meyer de Haan et quelques autres artistes « cloisonnistes », post-impressionnistes de la fin du siècle dernier (ils créaient en commun, préfigurant les expérimentations collectives de groupes d’artistes comme COBRA dans les années 50 du vingtième siècle , influencés comme eux par l’art populaire environnant), et la trouvant fermée, par malchance, Marie-José et moi tombâmes en arrêt devant une sculpture représentant une petite paysanne portant besace plantée sur un pilier en clôture de la route où nous passions. C’eût été dommage de l’oublier, non ? (le hasard ayant voulu ce jour-là nous offrir la découverte d’une œuvre populaire inconnue alors qu’il nous refusait dans le même temps l’accès aux œuvres plus « historiques ». C’était comme un juste retour de balancier…) .
Paysanne portant besace

J’aime trouver autre chose que ce que j’étais venu chercher. Comme on le sait, Picasso a fait des émules… Il en va en matière de dérive à l’affût d’art populaire comme de la peinture. On fait parfois seulement semblant de chercher.

Notez que les trouvailles ne se révéleront qu’à ceux qui ne se refusent à traverser aucune terre ingrate…

L’art, qui n’est pas de l’Art au sens où l’entend l’esthète (toujours affamé de génuflexion devant les icônes des musées et de la Culture sacralisée), l’art inconscient, primitiviste, pousse partout. Il ne suppose en fait aucun prosélyte, aucun missionnaire (quel que soit son obédience). Il vit sa vie,comme le chiendent. En parler vise entre autres à souligner le paradoxe: qu’il existe une activité créatrice qui se passe totalement de médiation et de commentaires, mais que l’on désire cependant faire connaître… Décrire et commenter ce qui se passe radicalement de description et de commentaire… On voit d’ici tous les malentendus qui s’élèvent…

Au hasard d’une conversation avec Roland Nicoux, l’actif animateur de l’Association du Plateau des Combes à Felletin, passionné par le cas de François Michaud, ce tailleur de pierre naïf originaire de Masgot dans la Creuse, j’appris qu’il existait d’autres sculptures de style populaire dans la région creusoise (quoique de moindre importance et en moins grande quantité). Roland Nicoux, après une réunion de travail sur le livre que nous préparions sur Michaud (sortie prévue au printemps 1993 aux éditions Lucien Souny), fit découvrir à quelques mordus des surprises de bord des routes, outre les sculptures du cimetière de Gentioux (entre autres le tombeau de la famille de Jean Cacaud, autre tailleur de pierre, comme François Michaud), cette femme de granit qui se dresse dans un jardin à Bellegarde, due au ciseau d’un troisième tailleur de pierre, nommé Alexandre Georget. Originellement, cette statue aux proportions imposantes, qui paraît inachevée (un de ses bras tient une faucille, le drapé de sa robe semble seulement esquissée), se tenait ailleurs. Elle devait décorer un bassin dans le jardin de son créateur qui habitait Lascaux, dans la commune de Moutier-Roseil, toujours dans la Creuse,et donc rien à voir avec la préhistoire…

Malheureusement, la camarde en décida autrement et emporta le sculpteur dans l’au-delà. La statue qui date, semble-t-il (toujours selon Roland Nicoux), de la fin du siècle dernier, fut transférée par la suite à Bellegarde chez un cousin de la famille de Roland Nicoux,ce qui nous permet de la voir encore aujourd’hui, se dressant, insolite, devant une villa qui, il faut bien le dire, n’a que peu de rapports avec elle…

Combien d’œuvres anonymes, naïves ou insolites, attendent, encore ignorées, au fond des innombrables interstices de notre géographie familière ? Le photographe Patrick Riou, à qui je vins un jour poser la question (à la suite, du reste,d’un autre parcours du combattant), lors d’un passage à Toulouse -je cherchais à en savoir plus sur ses repérages de sites d’art brut dans le Sud-Ouest (cette recherche n’a jusqu’ici malheureusement pas fait l’objet d’une suffisante publicité)-  Patrick Riou, donc, me répondit que selon lui le nombre des sites d’art inspiré n’était vraiment pas quantifiable. À bien réfléchir à cette opinion, on finit par conclure que cela vaut mieux. L’idée d’une création à l’infini, une création de qualité bien entendu, dont seul un infime bout émerge sous le regard cupide et violeur des médias, l’idée est plaisante.

Un dictionnaire centré sur la question -et je ne doute pas qu’il paraisse un jour- ne pourrait pas, et de loin, épuiser tant les réponses sont illimitées, comme les situations L’inventaire, par nature, ne peut se clore. Pas plus qu’on ne la vie sous l’œil d’un microscope.

galette de béton, par M. BrandtGalette de béton, par M. Brandt.

Qu’est-ce qui explique que M.Brandt, habitant de Germigny, pour décorer sa maison -très succintement, selon Marie-José Drogou, Jacqueline et Raymond Humbert du Musée des Arts Ruraux de Laduz qui m’ont aimablement fait connaître l’existence de ce créateur, et ce qui reste de son œuvre (la sculpture de l’illustration reproduite à la page précédente fait partie de la collection du Musée de Laduz, et fut présentée notamment à l’occasion des expositions La Marine populaire, au Musée (1991), et Art Populaire Insolite, œuvres de patience, à la Maison du Coche d’Eau (1975-1976), qui fut le premier espace muséal où la famille Humbert amorça la présentation de ses collections d’art populaire)- qu’est-ce qui explique, donc, que M.Brandt ait choisi le béton, épais, pour réaliser ses travaux, si personnels et pourtant, si légers ? On dirait que pour rendre cette naïveté du sujet, si redoutable devant les tabous d’un certain code de conduite masculine (et qui fait néanmoins penser aux travaux de patience des marins d’autrefois, bien que l’œuvre fût réalisée loin de la mer, aux limites de la Bourgogne), il fallait que ce soit incarné de la façon la plus tangible, dans la matière la plus lourde, la plus dense, faute de quoi M. Brandt, et l’entourage dont il imaginait les réactions, n’auraient pas admis la réalité de son audace.

À ce sujet, j’aime assez ce qu’écrit l’auteur d’un livre sur l’art populaire tchécoslovaque, richement illustré (les photos sont signées Alexandre Paul et montrent toutes des objets extraordinairement émouvants), que j’ai récemment acquis par hasard dans un marché aux livres anciens (l’auteur : Karel Šourek), sur l’écart existant entre le besoin qu’un autodidacte a de s’exprimer et les moyens qu’il met en œuvre pour ce faire : « Et plus simple, plus primitive est la matière employée, la conception et l’exécution de l’œuvre, meilleure est-elle en tant qu’exemplaire de l’art populaire, car plus grande est la différence entre le besoin d’un homme ordinaire d’exprimer quelque chose et ses possibilités d’exécution, plus fort ce besoin devait-il être, plus grande devait être l’émotion sous-jacente. » (L’art populaire en Images, éditions Artia, Prague, 1956.)

Plus forte et plus originale est aussi l’œuvre obtenue par l’homme auquel pense Karel Šourek. J’ai envie, ici ; de convoquer un autre avis, celui de Valérie Chanut qui a écrit des remarques fort sensées dans le dépliant que le tout jeune musée d’art naïf de Noyers-sur-Serein édita au bout de ses trois premières années d’existence, cette fois à propos des créateurs dits « naïfs »:
« [Le peintre naïf] ne possède aucun savoir pictural, il est autodidacte, il doit donc s’improviser peintre ; ignorant, il doit réinventer l’art […]. (Il) va donc créer sa propre logique de représentation. […] La peinture naïve abonde en interprétations de l’espace, elle fournit un répertoire de solutions allant de l’exactitude quasi photographique à la simple juxtaposition des éléments. » (1991).

Sculpture d’Alexandre Georget

On le voit, le créateur spontané, peintre,sculpteur ou architecte, réinvente le monde à partir de zéro. C’est sa force, et parfois aussi, pour les moins doués, sa faiblesse. Autant on trouve un nombre illimité de créateurs, et dans des lieux où l’on ne s’attendrait vraiment pas à leur tomber dessus (comme dans ce parc préhistorique légèrement délirant et bouffon, où se cache en filigrane un esprit humoristique et taquin, appelé Cardoland, et situé à Chamoux-Vézelay, non loin de la merveille romane bien connue), autant les solutions que les créateurs trouvent, qu’ils se découvrent posséder à leur grande surprise, paraissent elle-mêmes d’une nouveauté sans limites. Dans l’art populaire plus qu’ailleurs, l’invention humaine paraît repousser les frontières…

Ici, je pense à nouveau  au livre de Karel Šourek, mentionné ci-dessus. En particulier, je voudrais faire partager à mes lecteurs mon étonnement devant une de ses illustrations représentant, nous dit la légende, « Un chandelier de noces de Slovaquie ». Cet objet, visiblement destiné à servir de cadeau de mariage, n’est-il pas étrangement conçu, les bougies, le petit cheval de bois avec son cavalier, et pour couronner le tout, cet arbre artificiel s’élevant tel un échafaudage de hasard ?

On n’en finirait pas de montrer comment l’art populaire depuis longtemps avait trouvé des techniques de représentation (le collage, par exemple, les assemblages dans les boîtes, etc.) qui ne furent employées dans l’art moderne du vingtième siècle qu’avec beaucoup de retard, et en organisant, de plus, tout un tapage ridicule autour…

Car encore aujourd’hui, les artistes contemporains gagneraient beaucoup à aller voir du côté de l’antique art populaire… Ils y gagneraient définitivement, s’ils parvenaient à cette occasion à perdre de leur superbe en acceptant de déposer leur couronne d’artiste, devenue aujourd’hui un symbole de fatuité et de prétention. Nous en serions enfin rafraîchis, et l’art redeviendrait un simple langage distancié inséré sans sacralisation dans nos vies quotidiennes.Texte et photos de Bruno Montpied

Texte et photos de Bruno Montpied

Pour finir, car il faut bien mettre une borne, alors pourquoi ne pas le faire sous forme de queue de poisson, je lève mon verre à tous les créateurs populaires, anonymes ou non, à qui je dois tant de merveilleuses découvertes, et en premier lieu à l’ami Charles Billy, disparu récemment, comme une photo inédite que je garde de lui m’y invite justement…Il se tient à jamais, buvant une bouteille de Beaujolais sur le monument d’hommage au vin du même nom qu’il venait, à l’époque de cette photo (1990),tout juste de commencer.
À ta santé, Charles Billy ! Et à la santé de tous ceux qui restent…

(Toutes les photos illustrant ce texte, sauf mention contraire, sont de Bruno Montpied. Elles sont toutes inédites.)

Bruno Montpied
Gazogène n°07-08

L’abbé Paysant : curieuses fantaisies décoratives d’un hypomaniaque

Article paru dans la revue L’Encéphale, en 1923

CURIEUSES FANTAISIES DÉCORATIVES D’UN HYPOMANIAQUE SUR UN MONUMENT PUBLIC

(Avec une planche hors texte)

PAR

A. PRINCE (de Rouffach)

On trouve dans la littérature psychiatrique de nombreuses observations concernant les écrits et les dessins des aliénés. M.Rogues-de Fursac, a publié un intéressant ouvrage source sujet. MM. Antheaume et Dromard, dans Poésie et Folie , ont cherché à préciser le mécanisme psychologique de la création artistique. Hans Prinzhorn, étudiant la production artistique des aliénés, contribue également à l’élaboration de la psychologie et de la psychopathologie de la création artistique. On constate une grande ressemblance entre les dessins des aliénés et ceux des enfants ou des peuplades primitives. L’isolement, l’indifférence vis-a-vis du milieu social qui n’exerce plus sa censure, constituent sans doute les facteurs principaux de cette ressemblance parfois si frappante, avec les dessins préhistoriques, que l’on croirait à des réminiscences phylogéniques de l’individu.
L’intérêt de l’observation, ci-dessous résumée, réside en ce que les conceptions décoratives d’un curé hypomaniaque ont été réalisées, suivant ses indications, sur l’église du village, par les ouvriers du pays, tant à l’intérieur du monument qu’à l’extérieur.

L'Abbé Paysant

X…, curé de Y… a une sœur atteinte de psychose maniaque dépressive, décédée à un âge avancé dans mon service. Lui-même a toujours été hypomaniaque : gai, jovial, il parle beaucoup et d’abondance, avec une mimique appropriée, pleine d’assurance, et des gestes impératifs. Il tutoie constamment son interlocuteur et ne lui ménage pas les sobriquets, même désobligeants. D’une activité débordante, il fit à deux reprises le voyage de Jérusalem à pied, parcourut l’Égypte, alla deux fois à Rome, visita les principales villes de France, toujours à pied. Nous le voyons également en Angleterre, et dans l’une des petites brochures qu’il écrivit pour justifier la décoration de son église, il se qualifie de « pèlerin de Rome, d’Égypte et de Jérusalem, et du Congrès eucharistique international de Londres en 1908 ». Il fut pendant quarante-huit ans curé du petit village de Y…, très éloigné de toute voie importante de communication. Malgré ses extravagances et ses excentricités, il s’acquittait scrupuleusement de ses devoirs de prêtre, menait une vie évangélique, vivant pauvrement et distribuant tout ce qu’il possédait à ses paroissiens. Aussi était-il très aimé de ses ouailles, et c’est en vain que l’évêque du diocèse intervint, à plusieurs reprises, pour lui faire enlever les sculptures, peintures et inscriptions plus ou moins inconvenantes dont il avait littéralement tapissé l’intérieur et l’extérieur de son église. Sous la menace de l’interdiction canonique, qui ne fut d’ailleurs jamais prononcée, et sous la pression de ses confrères, il consentit cependant à faire disparaitre quelques statues et peintures à symbolisme extrêmement outré (statues de diables à longues cornes et queues, sainte Cécile entourée d’une couronne de haricots…, etc.)

Il mourut en 1921, âgé de quatre-vingt et un ans, ayant présenté depuis quelques années un léger degré d’affaiblissement intellectuel que l’état maniaque ne dissimulait pas aux personnes averties. Au surplus, son hypomanie était greffée sur un fond de débilité mentale.

Après sa mort, on se contenta d’enlever quelques originalités vraiment déplacées dans un sanctuaire, et aujourd’hui, l’église conserve approximativement l’aspect général que l’on voit sur ces cartes postales, choisies parmi beaucoup d’autres, qu’il avait fait éditer lui-même et qu’il vendait. aux nombreux curieux qui venaient visiter « l’œuvre» dont il était fier, « Église vivante et parlante ; chose unique au monde », disait-il, et que « des millions et des millions de visiteurs devraient venir voir ». Sur une carte postale où figure son « buste », il s’intitule « Fondateur inspiré de l’église vivante et parlante de Y. ».

L'abbé Paysant donnant des explications, carte postale

La tour et la façade principale sont couvertes d’inscriptions généralement religieuses, de statues, de figures et symboles, pour la, plupart gravés dans la pierre en caractères extrêmement variés et disparates. Les inscriptions sont disposées dans toutes les directions, et leur signification, incohérente évoque immédiatement un état d’excitation intellectuelle  :
« Excelsus, alléluia, confiance, courage, des sciences, des vertus, venez Messieurs » qui dont est cum Dieu (la place manquait sur l’oriflamme pour écrire comme), quis ut Deus, credo, spero, amo, confiteor, amplector, hors de l’Église point de salut, Jehovah, créateur, sauveur, Adonai le souverain Maître qui juge et récompense ,ecce tabernaculum Dei cum rominibus, hommage à Dieu le Maître, l’Église vivante et parlante de Y… allez maudits au feu éternel… » etc. On distingue encore un grand oriflamme sculpté, des statues, extrêmement primitives de la sainte Vïerge et de saint Joseph entourant l’Enfant-Jésus. Sur le côté gauche était une statue d’un diable cornu, dont l’évêque avait obtenu l’enlèvement et que X. déposa dans sa cave ; non sans avoir fait graver à sa place l’inscription suivante, bien visible sur cette photographie : « On ne le voit pas, il est au fond ». Du côté opposé, on remarque un pic bizarre qui a la prétention de représenter la montagne, des élus.
À gauche de l’entrée, au milieu de vieux troncs d’arbres, et à l’abri d’un bosquet, se trouve en plein air Le Musée Jeanne d’Arc, avec un brasier au milieu duquel on voit une figure de femme décharnée, en bois, debout, dont les côtes encerclent l’abdomen ; à côté, une tête énorme, primitive, sculptée à même dans un tronc d’arbre, symbolise les bourreaux…, etc.

L’intérieur de l’édifice comporte des décorations analogues à celle de la façade. On y voit en particulier un volumineux cierge Pascal placé au sommet d’une pyramide, avec « le sphinx révélateur » couché à ses pieds. L’explication ? X… la donne dans une de ses brochures : « …Parce que le cierge Pascal est le complément et le couronnement naturels de ces deux figures symboliques. Pour moi qui les ai vues à loisir (j’ai fait l’ascension de la Grande pyramide le 28 avril 189o) et les ai beaucoup étudiées pendant cinquante ans ; je pense que le sphinx et la grande pyramide d’Égypte sont un signe, un témoignage et une démonstration de la foi, de la science, des vertus et des arts des premiers hommes, des patriarches avant et après le déluge ; ils sont une réparation solennelle, nationale et universelle de la folie de Babel ; ils sont le plus grand, le premier, l’indestructible monument élevé peu de temps après le déluge, par la piété des hommes bien pensants à la reconnaissance et à l’hommage du vrai Dieu, à l’honneur de l’humanité pour l’assurance temporelle et éternelle, et pour le salut des hommes de bonne volonté, in terra et ad cœlum ; sic hodie votum, Montmartre. »

le musée Jeanne d'Arc de l'abbé Paysant

Dans une autre brochure qu’il écrivit pour répondre aux critiques et objections qui lui venaient de toutes parts, nous lisons qu’il n’aime pas « une église vide, creuse, froide, physiquement et moralement muette et comme morte ». Il veut « un vrai musée chrétien et une vraie bibliothèque chrétienne. Mais quoi ? continue-t-il, vous aurez beau dire et répondre justement à toutes les objections, il y en aura toujours après cela qui critiqueront quand même, inventeront toujours quelque chose pour contredire, aboyant comme ces chiens hargneux qui mordraient même leur maître, ne connaissant personne et ne distinguant rien. La caractéristique de ces critiques enragés, c’est un fond d’orgueil et de paresse, lâche et sans cœur, un fond de bêtise stupide, de jalousie de Caïn, de vilenie crasseuse ou de routine machinale, momifiée, stupéfiée et stupéfiante avec un égoïsme diabolique qui les rend aveugles, sourds et cruels pour empêcher et détruire, s’ils le pouvaient, tout ce qui se fait de bien, afin d’excuser leurs défauts et leurs vices, de satisfaire leurs manies de calomnie et de vengeance contre tout ce qui condamne leur mauvaise volonté…. Les purs ! ils ne goûtent pas ce qu’ils voient dans cette église, ils ne comprennent pas… laissons-les dans leur morgue juive, pharisaïque, protestante, turque et franc-maçonne. Mais ce qu’il y a de pire, c’est que certains savants plus ou moins diplômés et titrés, des philosophes plus sophistes que sages, je dirai des prêtres, des dignités ecclésiastiques partagent cette manière de voir. Ah ! c’en est trop… Je pense sans toutefois les condamner (les esprits sont si divers), que leur manière d’agir est le résultat d’une dégénérescence et d’une débilité de l’esprit et du cœur », etc.

Peu de temps avant la guerre, n’ayant plus de place pour mettre sur les murs ou à la voûte ses créations artistiques, il avait entrepris de graver des inscriptions et dessins sur les grosses dalles en pierre de l’église dont quelques-unes étaient déjà complètement couvertes lors de mon passage. L’idée de semblables décorations lui était venue à la suite de son premier voyage en Orient. Il voulait attirer des visiteurs comme il en avait tant vus autour des curiosités égyptiennes ou syriennes, et « leur faire du bien au point de vue spirituel ». Indirectement, les auberges du pays devaient profiler de cette affluence. Son but fut réalisé, car on venait de loin, à la ronde, pour visiter la fameuse église de Y…, et durant la belle saison, on voyait toujours quelques autos stationner devant le portail.

En résumé, l’hyperactivité psychomotrice de X… se révèle dans ses, lointains voyages (globe-trotter) toujours accomplis à pied, dans sa conduite, dans ses écrits, dans ses productions artistiques dont quelques-unes évoquent les lignes et contours de dessins très anciens, préhistoriques. Cet état hypomaniaque ne fut jamais entrecoupé de périodes de dépression.

A. Prince (de Rouffach), in L’Encéphale, 1923
Gazogène 07-08

Nb : voir pages précédentes –>  X… est l’Abbé Paysant, Y… le village de Ménil-Gonduin (ndlr)

Sur Marcel Béalu…

Sur Marcel Béalu…

Le 9 avril 1993 j’ai reçu de Marcel Béalu le petit Regard que Marie Morel lui consacrait. Sur sa couverture, Marcel Béalu avait dessiné et colorié une curieuse mouette au regard à jamais étonné. En dédicace : « Un petit signe de survie – pour Valérie et Jean-François, envoi de cœur. Marcel ». Et ce P.S. : « Recherche n°1 de Gazogène ! ». J’ai laborieusement recomposé un n°1 exceptionnel & l’ai envoyé, sans plus y penser…

Je suis né en 1947 et cette année-là paraissait un livre, Journal d’un mort. Il me faudra encore 20 ans avant de rencontrer son auteur par ses livres, et quelque temps encore avant de pousser la porte du Pont Traversé avec des petites nouvelles sous le bras. Marcel accepta de les lire ! Il les plaça à gauche de son bureau, derrière un rideau de velours passé… Revenu plus tard, j’ai pu constater de visu que j’avais été lu et annoté. Marcel m’ a lu alors ses observations… en les effaçant au fur et à mesure !
Dessin : Marcel BéaluMarcel Béalu était mi-amusé, mi-grognon devant mes premiers balbutiements d’écrituriste. Il finit par me faire comprendre, mais toujours avec ce mélange de sincérité, de modestie, d’un je-ne-sais-quoi… qui faisait de lui cet homme à part que j’ai aimé, que j’aime encore, que ce qu’il trouvait qe mieux dans mon recueil était la citation mise en.exergue et qui était de René Daumal : « … ou bien chercher à décrire,toujours par cette expression directe, des rêves frappants, des hallucinations, ou ces vagues souvenirs ancestraux, tristes comme une musique d’îles lointaines… Lorsque je dis : « rêves », j’y comprends aussi ce qu’ on appelle le « réel » vu à notre façon d’anarchistes de la perception… ».

Voilà pourquoi, en ces temps héroïques, je n’ai pas hésité à m’auto-éditer et bricoler, déjà !, une plaquette tirée à 150 exemplaires sous le titre de : L’Anarchiste de la perception ! Il me faudra attendre encore 20 ans avant de retrouver un tel tirage avec Gazogène ! ! ! J’espère de l’un à l’autre et entre-temps ne pas avoir démérité. Ayant gardé l’amitié de Marcel Béalu, je crois que c’est bon signe !

Nous nous donnions rendez-vous, avec Valérie, dans cette librairie de la rue de Vaugirard après avoir connu celle de la rue Saint-Séverin. Et là, grâce à Marcel Béalu, c’est tout un monde que nous avons exploré, des continents nouveaux que nous avons découverts : surréalistes et romantiques, expressionnistes et dadaïstes, arbrutistes et autres singuliers sans compter les obscures, les marginaux, les bizarres, les hors-les-normes, les petits maîtres… Et, le plus souvent, dans quelles éditions !

Eh, quoi ! J’allais oublier le Marcel Béalu non pas poète mais dessinateur et peintre, à l’œuvre originale et vraiment singulière : gouaches érotiques et naïves à la fois, violentes et sensuelles, pur plaisir du trait, exubérance du graphisme, grâce aérienne et maladresse d’autodidacte… Une chose est sûre : les dessins de Marcel Béalu se reconnaissent entre mille ! Peut-on en dire autant de bien d’autres ?

Si je dis que Marcel Béalu a été, et est encore, un modèle pour moi, je dis tout. Malgré son ironie et son scepticisme, il a été fidèle à l’anarchisme de sa jeunesse, au pacifisme militant, à l’individualisme libertaire. Car il ne faut pas oublier cet aspect de l’œuvre de Marcel Béalu qui, malgré les apparences, n’a jamais renié ses principes libertaires. Le rêve n’est chez lui ni refuge ni repli frileux. NON. C’est le lieux de tous les possibles, c’est la réalité qui peut être, qui aurait pu être, qui sera peut-être…

Jean-François Maurice
Gazogène n°07-08

Petite promenade dans l’art populaire du Rouergue

Petite promenade dans l’art populaire du Rouergue

par Bruno Montpied

Art populaire du Rouergue : Bruno MontpiedArt populaire du Rouergue par Bruno Montpied

J’avais mal aux pieds, je me faisais vieux, me disais-je. Descendu des plateaux de l’Aubrac que j’avais découverts avec émerveillement quelques jours plus tôt (penser à ses vastes étendues coiffées de nuages tellement fessus qu’on les dirait nourris aux tripoux et autres aligots, spécialités du pays…), j’avais décidé de faire étape à Saint-Côme-d’Olt, voire, si le gîte devait m’y faire défaut, de pousser jusqu’à Espalion. C’était bien un peu plus loin, mais il me restait quelques réserves jusque-là. Saint-Côme-d’Olt se révéla effectivement sans possibilité d’hébergement à prix modéré. J’étais las, et cette fatigue peut-être avant tout morale, me retirait tout dynamisme dans la « communication ». Je n’ai jamais eu de goût non plus au jeu du chat et de la souris, du genre des hypocrisies conventionnelles où l’on fait assaut de politesses tout en essuyant force rebuffades en attendant que l’autre se décide à vous gratifier d’une faveur au départ inespérée… Les rares individus rencontrés à Saint-Côme auraient mérité une patience et une endurance au-dessus des moyens dont je disposais en cette fin d’après-midi harassée. Ma fatigue, le dégoût devant l’allure désagréable que prenait mon destin de « dénicheur » en ces lieux, furent cause sans doute de ce que j’oubliai qu’habitait en cette bonne ville (à ce que m’avait signalé naguère Jean Estaque) un sculpteur populaire autodidacte, appelé Jouve, ancien vacher semblait-il… Ma curiosité était aussi émoussée que le reste, trop émoussée pour que ma mémoire puisse fonctionner suffisamment.

À Saint-Côme, je fis par contre halte devant l’église principale du bourg, construite par le même architecte que celui qui a édifié l’ancienne église d’Espalion où s’abrite aujourd’hui le musée Joseph Vaylet (voir plus loin) 1.
Ce qui me frappa d’emblée, ce ne fut pas le clocher flammé (en vrille, ce qui a été noté par Pierre Bonte dans un de ses volumes de Bonjour, Monsieur Le Maire), mais les portraits, tels des profils de médaille, qui étaient sculptés sur les portes de l’église, incontestablement naïfs, datés de 1532, et qui n’avaient rien à voir avec les décorations habituelles des églises romanes ou gothiques. Les personnages qu’ils représentaient n’avaient aucun rapport avec l’illustration pieuse habituelle, ils ressortissaient plutôt d’un registre profane (peut-être était-ce là des figures des donateurs, des mécènes…). La naïveté de ces portraits me requinqua instantanément. Ils s’éloignaient fort du langage certes stylisé mais aussi codifié et uniforme de l’art roman. Ils étaient modernes. On sentait ici une patte personnelle. On sentait l’ individu qui commençait à apparaître (réapparaître ?) dans l’histoire de l’art. En même temps, peut-être, que les prémisses du capitalisme dans l’histoire économique et sociale… La ferveur religieuse dans laquelle se noyaient les artistes le plus souvent anonymement depuis la période des Grandes Invasions jusqu’à la Renaissance n’autorisait pas d’écart en dehors des normes de représentation. ois portraits exprimant une sorte d’hommage à un autre être humain (le donateur) parlaient des hommes tout à coup, et c’est cela qui m’en rapprochait et qui me fait parler aujourd’hui de leur modernité. Ce portail de Saint-Côme est un premier exemple d’art populaire moderne 2.

Ces profils ressemblaient aussi à des graffiti en bas-relief qui auraient été non pas tolérés par l’autorité religieuse mais tout au contraire commandés par elle. Ils rejoignent d’autres exemples de sculpture populaire, celle des artisans bretons anonymes qui au même moment s’employaient dans les différents enclos paroissiaux à orner les sablières, les jubés, les retables des églises dont se couvrait la Bretagne fraîchement rattachée à la France chrétienne. Sculpture populaire bretonne à la naïveté et à la truculence teintée de paganisme qui est souvent bien réjouissante mais qui, malheureusement, n’a pas encore eu les honneurs d’un ouvrage qui lui rende tout à fait justice (en se centrant sur son contenu rabelaisien, humoristique, en rappelant ses  analogies avec d’autres cultures ; je pense aux entrelacs vikings dont on croit reconnaître l’influence dans la petite chapelle de Saint-Nic dans le Finistère sud par exemple).

Ainsi remis en selle, je repris avec un surcroît de vigueur le bout de chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle qui me restait à faire en direction d’Espalion.
Comme par enchantement, le hasard se remit à me faire des signes.

La Croix du BuffreDébouchant sur un très beau chemin qui traversait le charmant village de Martillergues, à quelques centaines de mètres d’Espalion, je découvris une magnifique demeure rurale de l’ancien temps. Elle était protégée, semblait-il, par une croix de chemin fort naïve, malheureusement en voie d’écroulement définitif (combien de croix de chemin simplissimes sont semées à travers le Massif central ? J’en avais vu une, extraordinairement archaïque au cœur du causse Méjean, provoquant chez le spectateur une émotion brute d’autant plus puissante que le monument se trouvait isolé au milieu de l’aride, de l’ingrat causse ; c’était la croix du Buffre). La maison était belle. Mais son portail laissait voir en outre une inscription peu banale: « Au pacha sans harem ». L’original qui vivait là se faisait apparemment une gloire de son dénuement. J’appris plus tard à Espalion de Marc Lagaly que le pacha en question s’appelait Louis Cayssac et que, décédé très récemment, il a laissé une œuvre sculptée sur bois, divers tableaux en relief dont, par exemple, une grotte de Lourdes). Cela me rappela une ferme troglodytique que j’avais visitée naguère près de Denézé-sous-Doué dans le Maine-et-Loire, sur la porte de laquelle l’ancien propriétaire, vieux célibataire, avait écrit, en guise d’enseigne: « Au privé d’amour »…

La maison du Pacha

La maison du Pacha…

Je ne m’arrêtai pas et je descendis sur Espalion, les pieds et les jambes douloureux…

Le jour d’après, quelle ne fut pas ma surprise de constater que cette bourgade assez peu étendue n’en était pas moins pourvue de deux musées d’arts et traditions populaires… Ce qui me paraît un cas sans exemple… Le premier est un musée départemental avec des prétentions classiquement ethnographiques. L’autre est le musée Joseph Vaylet, déjà cité, qui lui ne prétend à rien du tout, étant pour tout dire un sympathique capharnaüm déguisé en musée d’art populaire régional où une chatte ne retrouverait pas ses petits.

Commençons par la visite du musée départemental du Rouergue, situé dans une ancienne prison dont l’architecture n’est pas sans imprégner l’état d’esprit des visiteurs. Voici ce que j’estimai digne de ne pas être oublié le jour de mon unique visite à l’été 1994…

Un tableau naïf représentant une famille à l’occasion d’un baptême, signé par un certain Germain, qui aurait été réalisé « aux environs de 1880 » selon le musée… Un deuxième tableau, dans une autre salle, non signé cette fois, est de toute évidence de la main du même peintre autodidacte du siècle dernier. Il paraît représenter les mêmes personnes que sur le premier tableau, ces personnages entourant le même bébé qui a, cette fois, le teint un peu plus verdâtre. Les deux peintures ont les mêmes teintes brunes et violacées, les visages ont des airs cubistes… Une salle était consacrée au bestiaire présent dans l’iconographie des églises romanes rouergates… En marge, mon attention fut attirée par des reproductions, exposées dans cette même salle, de dessins à la plume extraits de registres notulaires de notaires (d’un certain Pierre Galaubi par exemple, notaire à Naucelle vers 1487-1488), dessins qui sont de véritables fantaisies exécutées en marge de lettres, sortes de griffonnages machinaux, de dessins automatiques avant la lettre (au quinzième siècle). Ces « grotesques » tout en arabesques paraissent logiquement issus, en catimini, de l’écriture à la magnifique calligraphie virevoltante… À noter aussi une salle consacrée à la piété populaire, exposant des reliquaires en papier roulé (anticipant sur tant de reliquaires d’artistes modernes), des bannières de procession, des sous-verre naïfs, et plus particulièrement une photo montrant une statuette archaïque, très émouvante, d’une femme nue plongée dans un baquet et dont on ne voit que les seins et le nombril, statuette qui est placée usuellement dans une petite loge sous la statue d’une Vierge du dix-septième siècle dans la chapelle de Notre-Dame-du-Fraysse à Bournazel (Aveyron), Cette chapelle fut longtemps l’objet de cultes d’origine païenne (femmes enceintes) et de vœux consécutifs à une épidémie qui avait décimé le village en 1772.

Musée d'art populaire du Rouergue
Le Musée d’art populaire du Rouergue

Mais achevons la visite du musée départemental. Toujours dans la salle d’art populaire religieux, on peut remarquer un immense et singulier christ en bois, des ex-voto en cire, une croix en bobines de fil de fer peint en noir, etc. Enfin, à signaler une intéressante exposition temporaire qui se tenait à l’époque de ma visite sur les instruments de musique populaire bricolés ingénieusement à partir de matériaux naturels (sifflets, flûtes, percussions diverses avec des éléments végétaux… ).

Au musée Joseph Vaylet, se joue une autre musique… Un flou artistique et une excentricité passée de mode y règnent en maîtres. Excentricité désuète qui est à l’image du fondateur du musée, collectionneur maniaque, poète occitan, druide (écho sans doute de l’ancienne mission que s’était donnée l’Académie celtique sous le Premier Empire de sauvegarder le patrimoine folklorique au nom d’une idéologie nationalitaire ; cf. ce qu’en dit Jean Cuisenier dans son livre récemment paru, La Tradition Populaire,P.U.F.. Paris, 1995), félibre, et même majoral du Félibrige (ce mouvement fondé en 1854 par Frédéric Mistral et six autres intellectuels occitans se donnait pour tâche de maintenir et faire connaître la langue d’oc ; un majoraI était un rang hiérarchique)… Surtout. conscient des risques de disparition des dernières traces de la civilisation rurale rouergate à plus ou moins brève échéance, Vaylet eut très tôt l’idée de constituer un musée qui conserverait ces traces, ces centaines d’objets, témoins du folklore rouergat, qu’il accumulait dans le plus grand désordre chez lui. En fait, son désir est né pendant les années 40. Sa biographe, Marie-Paule Grégoire 3, signale qu’il reçut en 1943 la visite d’un « chargé de mission aux musées nationaux ». Le régime pétainiste, on le sait, encourageait à l’époque les initiatives visant à exalter les cultures liées au terroir, car il voyait dans le monde paysan une catégorie sociale que l’on pouvait présenter au reste de la population comme un modèle de Français « authentiques », aussi enracinés dans le sol que les plantes qu’ils faisaient pousser, caste mythiquement nourricière que le régime opposait à une caste de fantasmatiques parasites venus de l’étranger. Les cultures populaires ont longtemps souffert de ces interprétations nationalistes et totalitaires. La visite du délégué pétainiste ne porta apparemment aucun fruit puisque Vaylet n’ouvrit en effet les portes de son premier musée (installé dans son propre appartement) qu’en 1954. II y en eut finalement trois, et c’est le troisième qu’on peut visiter aujourd’hui. Ouvert dans ce qui est à la fois une ancienne église et une ancienne mairie, il lui fut offert par la municipalité et le département en 1976. C’est donc le musée d’un seul homme qui, bien que disparu à présent (Joseph Vaylet est né en 1894 et mort en 1982), imprègne encore fortement de sa marque l’atmosphère du lieu. Le désordre était assumé comme tel par le conservateur qui le mit plus d’une fois à l’honneur dans ses vers de mirliton. Il est à souhaiter que ce désordre et la désuétude de ce petit musée de province plein de trésors cachés se maintiennent durablement tant a de charme la visite dans ces conditions. Les visiteurs ont ainsi l’illusion d’exhumer eux-mêmes ces trésors…

Joseph VayletJoseph Vaylet

Qu’y trouve-t-on ?

L’art populaire de soldats par exemple : boîtes à pharmacie, gourdes en bois ciselé, croix faites avec des balles (saisissante alliance du sabre et du goupillon !), douilles gravées de fines arabesques… Au détour d’un couloir, on tombe ensuite sur une collection de fers à repasser qu’aucune transition ne relie à ce qui l’a précédée. Puis une collection de minéraux rares ramassés en vallée d’Olt. Non loin, se dressent des bustes en bois naïfs sans indication d’origine. À l’entrée du musée, des vitrines exposent des centaines d’objets variés (inévitables sulfures !) et sont elles-mêmes surmontées d’autres objets, impossibles à examiner, placés trop haut, couverts de poussière… Dans cette même entrée cependant, se trouve sans conteste l’objet le plus étonnant du musée, une « chemise conjugale » en toile de chanvre ou de lin, d’aspect fort rugueux, du type de celles que revêtaient les paysannes d’autrefois (jusqu’à très récemment) pour dormir avec leurs époux. Pour dormir… et accomplir l’acte ! La chemise est percée d’une fente brodée au fil rouge en son pourtour et surmontée de l’inscription, elle aussi brodée en rouge : « Dieu le veut »4… De quoi sacrifier à la bagatelle avec entrain en somme… De plus, comme l’explique lui-même Joseph Vaylet dans l’opuscule qu’il a consacré à la chose (La Chemise Conjugale, historique et anecdotes, « vendu au profit du musée », 1985 ; à noter d’autres opuscules de Vaylet, assez réjouissants, comme La Bouse dans le folklore -Ed.Imprimerie du Sud-Ouest, Toulouse, 1977, et aussi La Dent dans le folklore, L’Âne dans le folklore, etc.), les chemises étaient si raides qu’il devenait fastidieux de les retrousser. Dès lors, on voit bien que la fente avait son utilité… Elle permettait aussi aux jeunes mères de mettre les pieds de leurs nourrissons au chaud quand elles allaitaient ! Vaylet relève dans son petit livre différentes locutions qui ont servi à désigner la particularité de cette chemise, comme « le trou du bonheur » (dans « les familles aisées du Maine-et-Loire »), ou le « carrefour des enfants perdus », toutes deux fort poétiques…

AuvergnatAuvergnat

Les différentes salles du musée sont assez obscures. On a l’impression de se déplacer dans les cases de la mémoire, vaste marché aux puces. Entassement semé de méchants bouts de papier rédigés à la main, fantômes de légendes. Des quenouilles, des fuseaux à laine, des outils de tanneur, une roulette de dentiste à pédale paraissent là pour tenter un poète à la Lautréamont (« beau comme un parapluie et une machine à coudre réunis sur… »). Plus loin : des pièges à rat et à loup, un appareil à enfumer les abeilles, des reliquaires en papier roulé, des crucifix domestiques, dont un en os. Au détour d’un autre couloir, on tombe sur une petite peinture assez léchée représentant une femme très en chair (vénale ?) ; et puis, une applique sculptée à l’effigie d’un cerf, une couronne de mariée (les cornes comme conseil charitable avant le mariage ?), un ange, un faucon crécerelle empaillé, de vieux appareils photo, des phonographes, d’antiques machines à écrire, un plat à barbe avec, écrit au fond : « Ne confie à personne les fautes de ta femme : c’est cracher en l’air ». De nouveau des objets naïfs, des petites têtes dont un Napoléon (on sait la fascination qu’il a longtemps exercée sur les artistes populaires de toutes époques ; voir par exemple la statue que le sculpteur autodidacte François Michaud lui a consacrée dans son village de Masgot dans la Creuse), un battoir pour mariée (suite logique des cornes), un couple d’Adam et Ève (la malédiction originelle… ), un coffret à secret, un moine priant, une canne avec un serpent très récente (1988), des objets minuscules sculptés par des bergers, œuvres de patience (sabots, araires, bœufs attelés à une charrette, accessoires pour faire le fromage dans les burons, etc). On trouve aussi des pipes, des outils de fumeur et bien entendu les incontournables masques africains (mais pas de raton-laveur). Plus loin encore, une girouette. Au sein de la reconstitution d’un intérieur rouergat, encombré de vitrines bourrées de documents et de livres accumulés par Vaylet, on découvre un socle cubique qui supporte un clou rouillé. Une légende livre le fin mot de l’histoire: « Au musée / Qu’est-ce que ce clou? – C’est le peigne de Charles le Chauve ». On sourit et on passe. C’est alors un squelette sculpté dans le bois par un autre berger qui retient l’attention (le crâne est posé non pas sur un coussin mais sur un peigne à carder !). Dans une niche, on découvre une très belle statue naïve, représentant un Auvergnat aux dires de l’auteur du livre intitulé comme de juste Les Auvergnats, statue qui figure sur une photo de Robert Doisneau qui servit d’illustration à l’affiche d’une de ses expositions en 1978 au musée Nicéphore Niepce de Châlons-sur-Saône (sur cette dernière photo, en outre, on peut voir, posant à côté d’elle, Joseph Vaylet himself).

Terminons ce tour du musée forcément rapide en signalant qu’à l’étage se trouve une étonnante collection de bénitiers en porcelaine, albâtre, biscuit, la plupart très naïfs, ainsi qu’en faïence, bronze, verre soufflé, argent ou étain, provenant de Bretagne mais aussi d’ailleurs comme par exemple Nevers.

En sortant du musée Joseph Vaylet, vous pouvez, si le cœur vous en dit, aller jeter un coup d’œil au musée… du scaphandrier, qui le jouxte de façon totalement inattendue.

Bruno Montpied
Gazogène n°14-15

1. Il s’agit de Salvannah, architecte plus connu pour la construction de la cathédrale de Rodez. Il construisit l’église de Saint-Côme de 1522 à 1532.

2. Les historiens de l’art populaire du reste, Ernst Schlee par exemple, dans L’Art Populaire en Allemagne, Office du livre, Fribourg, 1980, s’accordent à faire débuter ce que l’on appelle l’art populaire au seizième siècle.

3. Marie-Paule Grégoire, Joseph Vaylet, majoral du Félibrige. Éditions Musée Joseph Vaylet, Espalion, 1981.

4. À signaler que dans le livre de Jacques Dubois et de Robert Doisneau, Les Auvergnats, où une photo de Doisneau montre la dite chemise, les auteurs jugent « l’authenticité » de l’inscription « douteuse »…

Pascal Ulrich : textes et dessins

Écritures autres

Pascal Ulrich : textes et dessins

Les sexes en joie sur le parvis des rimes vertes comme la bonne langue, odeurs de vie dans le feu d’ une lampe sur la rampe de mes animales pulsions, bien nées sous la hanche de la branche bien née.

dessin de Pascal ULRICH
dessin de Pascal ULRICH

*

Le cerne peint par la nostalgie
a pris un coup de vieux…
Un OS, « os des anciens » a éclaté un coin de mon âme.

*

Je suis un fakir.
Ma mort sera le clou du spectacle.

*

Ce gros CON manquait d’envergure…

*

« La pensée n’est pas mon genre ! »
– disait le pansu et bien pensif en regardant son bœuf gros-sel.

*

Je suis si fainéant
jamais je ne finirai cette phrase…

*

Cet auteur pontifiant qui me faisait songer à un
A. Breton de sous-préfecture qui, s’étant coincé un orteil entre les portes d’une armoire normande, se mit à singer Paul Claudel.

*

dessin de Pascal ULRICH

Je baise donc je suis
au cœur de ta formidable anatomie.

*

C’était seulement comme ça pour voir.
C’est « sur ton mur ».
– Tu es beauté et tendresse de vestale,
aussi blanche et pure que ciel dans l’abîme, noire comme gouffre parfois.
Et offrande.
Autant t’aimer donc dans le parfum des ivresses
nocturnes
Alors je t’aime comme le mystère, et sacrebleu, pourquoi ne pas tenter le diable si aujourd’hui diable est bon… comme ta bouche de cérémonie.
Je te sais et te chante dans le vent d’une pensée, comprends-tu ? Belle magie, sois prudente, les loups sont et nous sommes les loups.
Je t’embrasse.

*

Et j’ai freiné sur les cuisses…

*

La dérive. Luxe du fou et de l’insoumis. C’est déroutant.
C’est embêtant un peu comme une hirondelle de papier que l’on piétine dans un bac de sable en plein mois de février quand il fait très froid à cause des nuages qui crachent de la glace pilée.
Et la lune ne me dit rien et personne ne dit rien, le monde entier se tait par crainte de parler en premier, chacun se nouant un foulard au poing de paroles.
Alors, si j’osais comme ça pour voir la tronche des crapauds bleus de ma mémoire.
Pour voir leurs sales petites trognes se renfrogner avant que d’éclater en mille cailloux de colère, ça, avant l’amertume qui précède la vengeance.

dessin de Pascal ULRICH

*

L’émotion: c’est ça le risque.

Un pays sans frontières.
Faut voir ça.
Un endroit particulier où règnent les douces putes de colombes.
Moi, je perds la boussole.

*

Sexe au poing dans ton couloir quand ça saigne aux jointures .
Souvent délicieux !

*

Le délice du pourquoi-pas ?

*

Mon ambition : ne pas en avoir.

Pascal Ulrich
Gazogène n°14-15

Pour connaitre les œuvres de Pascal ULRICH : écrire 15 rue St-Nicolas, 67000 Strasbourg.

Scalpa, mon ami

PASCAL LABADIE, MON AMI

SCALPA

Sur le suicide de Pascal Labadie…

En Novembre dernier, Pascal Labadie, alias SCALPA, a décidé de descendre du train en marche. Ce choix est le sien. « Vous n’ y pouvez rien », avait-il écrit sur les murs de l’espace-galerie du studio BANAL à Toulouse, lieu du dernier havre où il avait jeté l’ancre avec la complicité de tous les amis.

Tout était prévu, y compris l’ultime mise en scène. Sans parler de son exposition dont nous refîmes les invitations rédigées de sa main. C’est Sarah qui a du affronter l’organisation de ce « vernissage » si tragique.

Toute existence a sa part d’ombre, son lot de mystère, sa face ignorée. Chacun emporte aussi du disparu son image. Pour moi, c’est un coup de sonnette, vers midi, qui le voyait arriver bouillonnant de projets ! Combien de dossiers, certains fort élaborés, n’ai-je pas eu entre les mains ! Car Pascal c’était cela : tout feu, tout flamme ; il ne se disait même plus parfois « créateur » mais « communicateur ». Ultime pirouette pour celui que la société de communication ulcérait.

Signes de Scalpa

Signes de Scalpa

Jean-François Maurice
Gazogène
n°14-15

Pierre Pascaud : « Les vagabonds du maléfice »

Les vagabonds du maléfice

Conte et dessins de Pierre Pascaud

Pierre-PASCAUD-salamandre

Il allait de guingois à travers toutes les bourrasques, pure canaille qu’il était, avec deux fois plus d’os que de lard, pataugeant dans la boue des marais et mâchouillant des chardons bleus. On imagine pas tous les méfaits qu’il commettait, ce coureur de halliers.

Lui tout seul, on n’aurait trop rien dit ; mais il y avait ses protecteurs complices en malfaisances : le gypaète barbu et le ziguoverminus qu’il avait apprivoisés. Ces trois chenapans étaient soudés étroit par soif de scélératesses plus calamiteuses les unes que les autres. Ils s’y connaissaient en science maléfique, allant tapi tapinois jusqu’à piller les poulaillers, arracher les vignes, se vautrer dans les belles moissons… Et tout ça en hypocrisie totale, question d’emmerder le monde.

Pierre PASCAUD : « Les Trois Compères»,

Pierre PASCAUD

C’était bien une sale engeance à capturer pleine lune. Ni vu ni connu. Encore fallait-il les attraper, le rapace par une aile, le zigue par la queue et le quasi squelette par un tibia. Mais quoi en faire, après, de ces pourritures? Une fricassée, des rillettes, un pot-au-feu ?… Impossible à envisager tellement ils avaient mangé de champignons vénéneux et de vipères, absorbé de pluies acides et de vapeurs d’abîmes.

Pierre-PASCAUD-oiseau

Finalement, on les a laissé faire leurs conneries de droite et gauche, secouer leurs puces dans les chemins du diable Vauvert et frotter leur crasse contre les écorces.

Faut dire aussi que – et chacun le savait – les approcher trop près eût été le pire défi lancé à une mort ignominieuse, vu leur puanteur de purin et de soufre.
Surtout de soufre.

Pierre Pascaud
Gazogène n°14-15

Robert Roman : Le lion… un rêve.

Un Rêve

par Robert Roman

Les lions parlent-t-ils le langage des humains ? Question idiote, bien sur. Pourtant, celui que j’ai rencontré cette nuit, faisait bel et bien des efforts en ce sens…

"Six têtes blanches", Robert Roman, 1995
« Six têtes blanches », Robert Roman, 1995

Je me trouvais dans un appartement que je ne connaissais pas et me demandais comment j’avais pu arriver en ce lieu coloré envahit par des coussins moelleux et d’épais tapis aux motifs compliqués et aux couleurs multiples. J’étais à l’entrée du salon et de solides canapés de cuir m’interdisaient tout passage. Ma deuxième surprise fut de découvrir au milieu de cette assemblage surprenant de meubles et de tissus en tout genre un lion d’apparence docile qui me fixait comme un chien fixe son maître. Son aspect d’animal en peluche me rassura et je me rapprochai de lui. Il bondit brusquement, sautant par-dessus un canapé et me toucha presque. En moins de trois secondes, il avait disparu. Je l’entendis pourtant gratter dans la pièce d’à côté, la cuisine… Je m’y rendis. Le lion était là, plus pelucheux que jamais, avec un air d’enfant malheureux. Je décidai de m’approcher du fauve, lentement, plus près que jamais. Je l’observai en silence. Soudain, ses gestes semblèrent humain. Il se mit debout sur ses pattes arrières et une de ses pattes avant se tendit vers un sac de nourriture pour lion qui se trouvait sur le réfrigérateur : Avec ses griffes, il gratta l’emballage et de sa gueule animale sortirent quelques sons inattendus : « Ça… Ça… ». Je réalisai alors qu’il mourrait de faim et que quelque chose d’extraordinaire était en train de se passer. Le lion, pour se faire comprendre, avait dû sortir de sa condition naturelle et développer des efforts sur-animaux.

Rêve du 10 avril 1995
Robert Roman

Robert ROMAN publie ses textes sous forme de minuscules brochures : Les Éditions du Contentieux (Lieu-Dit Bourdet, 31470 Saint-Lys) .

Gazogène n°14-15

DAVIDE MANSUETO RAGGIO

Pour preuve de la richesse et de l’ouverture de Arte Naive, Dino Menozzi m’a envoyé cette version française originale d’un beau texte sur le créateur Davide Mansueto Raggio, publié avec de nombreuses photographies dans le n°5.

DAVIDE MANSUETO RAGGIO

par Dino Menozzi

Davide M. Raggio vit actuellement dans l’ancien Hôpital psychiatrique de Gênes-Quarto. Né en 1926 d’une famille paysanne, rappelé en 1944 sous les drapeaux, il est capturé et enfermé dans un camp de prisonniers. Libéré en 1945, dans un état de mauvaise santé, il manifeste les premiers troubles psychiques, après quelques vaines tentatives de réadaptation dans sa famille et dans la société, il sera nécessaire de l’hospitaliser à l’Hôpital Psychiatrique de Gênes.

Raggio se retire de la réalité qui revêt aussi les aspects de sombres fantômes qui le persécutent. Cependant dans son monde peuplé d’ombres, de présences qui l’angoissent et l’accusent, il arrive, peu à peu, un changement.

Davide Mansueto Raggio : peinture

Davide Raggio découvre les objets les plus disparates, des morceaux de bois, des racines, des cannes, des petites pierres, des coquilles, au moyen desquels il neutralise, d’une certaine manière, ses propres hantises. Il s’agit parfois de « Furies », de « Personnages Terrifiants», où les têtes sont des racines renversées vers le ciel en guise de cheveux ébouriffés. Il s’agit, parfois, de pantins en bois assemblés avec des branches et avec des brindilles, de « Pinocchi » construits en dizaines d’exemplaires.

Par l’intermédiaire de l’apprentissage de la « sculpture » et, par suite, de la peinture, Raggio réussit ainsi à soulager ses souffrances intérieures et à exorciser ses angoisses et les craintes qui l’ont accompagné pendant une vie entière, à l’intérieur de l’ex-hôpital psychiatrique de Gênes.

Même sa peinture réalisée avec une technique aussi suggestive et discrète qu’improvisée par nécessité, montre des aspects vivement originaux. Les couleurs que Raggio utilise sont seulement quatre : l’ocre, tirée de petits blocs d’argile, le noir et le gris, obtenus du charbon et de la cendre, et le rouge, tiré des éclats de brique broyée.
Ces couleurs sont empâtées avec de la colle vinylique qui permet un étalement au pinceau et une solide fixation au support de carton, tiré de boîtes d’emballages.

La description des sujets de sa peinture est presque impossible : ce sont des figures qui émergent du fond comme des ombres plastiques qui bougent dans des espaces non identifiés.
Il s’agit, sans aucun doute, de symboles qui jaillissent des méandres de l’inconscient, de signes et de syntagmes expressifs presque inconscient et qui produisent un effet profondément suggestif.

Au Printemps 1995, Raggio a entrepris une manière nouvelle d’opérer.Davide Mansueto RaggioSur des cartons analogues à nid d’abeille utilisés précédemment pour les « peintures », Raggio fait maintenant quelques abrasions avec lesquelles il soulève et arrache la couche superficielle de papier qui revêt le carton même. Il obtient, donc ses figures imaginaires en déchirant le carton selon des directions voulues, de façon à mettre à nu la couche sous-jacente, tandis que les couches enlevées restent enroulées et accrochées à l’extrémité des membres. Le résultat est séduisant et saisissant à la fois. Les silhouettes se détachent sur la couleur ocre du carton et apparaissent comme des étranges concrétions, des matérialisations d’ectoplasmes qui nous parviennent par l’intervention médiumnique de Raggio. De la déchirure intérieure de la psyché, à celle de la couche superficielle du carton pour mettre à nu des images énigmatiques dont la clé reste ensevelie dans l’âme de Raggio : le cycle semble se terminer dans l’action répétitive et libératrice qui constitue une déclaration inconsciente de l’existence.

Enfin, les œuvres de Raggio, désarmantes et, à certains égards, inquiétantes, nous témoignent comment, contre les difficultés de toutes sortes, l’art peut être un bon camarade même pour celui qui est dépourvu de chaque bien spirituel de la vie, comme l’a souligné, avec une heureuse intuition, Claudio Costa, le fondateur du Musée Actif des Formes Inconscientes.

Dino Menozzi
Gazogène n°14-15

L’art des tombes dans l’ex-Yougoslavie

Un Art Populaire disparu…

L’art des tombes dans l’ex-Yougoslavie

par Douchan Stanimirovitch

La troisième mort de l’art populaire de Yougoslavie ! Déjà, dans cet article que nous reproduisons à partir du n° de Septembre 1974, XXVIIè année du Courrier de l’UNESCO, cet art tombal était en voie de disparition ! Qu’en est-il aujourd’hui où la ligne de front entre Serbes et Bosniaques est à quelques dizaines de kilomètres ?

Pierres tombales serbes : art populaire...
Pierres tombales serbes : art populaire…

UN ART POPULAIRE A PRÉSENT DISPARU

Quand les Serbes restituaient sur les pierres tombales l’image naïve et familière des vivants
par Douchan Stanimirovitch

L’art de vénérer ses morts a certainement existé chez les Slaves du Sud lorsqu’à l’état de nomades ils envahirent les Balkans pour peupler les régions qui furent fortement marquées par l’influence hellénistique et par la présence romaine. Les vestiges de cet art se trouvent sous forme de tombes en bois, sculptées et ornementées, dont on voit des exemplaires au musée ethnographique de Belgrade.

Par quel miracle la pierre a-t-elle été substituée au bois ?

Est-ce la transformation d’une civilisation nomade en une civilisation sédentaire qui impose la permanence de la pierre ?Ou fut-ce consécutif à un contact avec des bâtisseurs et des tailleurs de pierre ? Cette substitution est déjà dominante aux 14e et 15e siècles, surtout en Bosnie sous forme de monuments bogomiles, et à un degré moindre en Serbie, ces pierres tombales étant sculptées et comportant dans la majorité des cas la représentation de la figure humaine.

Quoi qu’il en soit, on assiste ensuite à une éclosion brusque. et étonnante d’un art ayant pour objet les pierres tombales, dès le début du 19e siècle, art qui va se poursuivre tout le long de ce siècle en y atteignant son apogée. Puis Il continuera encore à se manifester au début du 20e siècle, pour pratiquement disparaitre de nos jours à quelques exceptions près.

Cette manifestation prendra naissance au centre de la Serbie.La région privilégiée où cet art se trouve concentre est située dans la Sumadija, au sud de Belgrade, englobant les villes de Kragujevac, Cacak, Ivanjica et Titovo Uzice.
L’apparition de cet art ne constitue pas un phénomène isolé et elle ne se limite pas à quelques endroits épars. Elle intéresse tous les villages et bourgades de Sumadija dépassant parfois les limites de ce centre privilégié. C’est un art qui consiste à représenter ceux qui ne sont plus, et à en perpétuer le souvenir en précisant ce qu’ils furent et ce qu’ils ont fait, en recourant simultanément au ciseau qui taille la pierre et au pinceau qui dépose la couleur.
On y retrouve les personnages, les objets qui les accompagnent, les attributs de leur métier ou de leur profession et très souvent, sur un côté de Ia stèle, l’arbre de la vie qui jaillit d un pot de terre pour se terminer par une frondaison que picore une colombe représentant l’âme du défunt. Mais l’art de reproduire la vie se trouve dépassé et relégué au second plan tant parfois la vérité psychologique se fait pressante. Une coquette vous observe, le pessimiste aux commissures des lèvres abaissées évoque l’éternelle déception. Ailleurs, la contemplation et la vie intérieure rayonnent à travers les paupières abaissées. Et les soldats surgissent sans cesse, par groupe ou isolés, figés dans leur garde-à-vous éternel.
Toute une humanité est ainsi représentée : Immobile en apparence, qui ne se préoccupe plus, ni du salut de l’âme. ni des désirs du corps.

 tombe serbe...
Tombe serbe…

L’originalité de cet art est incontestable et sa diversité stupéfiante. Il s’apparente évidemment à un art populaire authentique, issu de la paysannerie. Un esprit attentif et curieux pourrait se faire aujourd’hui une idée de l’évolution de la société serbe qui a passé progressivement de la paysannerie à la vie citadine, en recourant aux points de repères que constituent ces pierres tombales.

D’où vient la qualité de cet art particulier que l’on aurait tendance, a priori, à traiter de mineur ? On est obligé de constater que l’on est en présence de véritables maîtres qui ont su œuvrer d’une façon originale tout en faisant preuve de spontanéité. Il s’en dégage une émotion, parfois contenue, toujours présente, et quelquefois teintée d’humour. On ne devrait pas en être surpris parce que chez ce peuple serbe a toujours existé un besoin inné de durer et d’exprimer sa volonté de permanence.
Ceux qui furent doués, même dans une société paysanne fortement limitée en possibilités, ont trouvé, par vocation, un champ d’application de leur besoin de création dans cette statuaire peinte, humble, attachée au sol, liée aux coutumes de la vie quotidienne. On s’explique ainsi leur richesse et leur diversité,

Mais le développement de la civilisation citadine a entraîné une mutation dans les sources d’inspiration de ces artistes dont le métier se substitue progressivement à la vocation; et les quelques rares professionnels qui taillent des pierres tombales et qui opèrent encore aujourd’hui n’ont ni la sobriété dans la maitrise technique, ni la fraîcheur d’inspiration, ni la spontanéité des anciens maîtres.

Ces pierres tombales, dans la majorité des exemples, sont traitées en bas-relief. À la limite et dans certains cas, on se contente d’un trait simple creusé sans recourir au modèle . Toutefois, il existe quelques pierres tombales taillées en ronde bosse, mais elles sont très rares.
Il est très probable que la pierre a été initialement du marbre blanc, provenant des carrières de Studenica où il y avait depuis des temps anciens des tailleurs de pierre réputés dans tout le pays. Étant donné le grain très serré du marbre, la peinture, dont on peut trouver néanmoins des traces à l’examen attentif, n’a pas tenu. On a ensuite utilisé une pierre fortement poreuse constituée d’un conglomérat de grains fins. Cette pierre présentait l’avantage de se laisser travailler plus facilement que le marbre, de s’imbiber des couleurs qui ont pu ainsi être conservées. Elles ont acquis, à travers le temps et les intempéries, une patine merveilleuse. Dans d’autres cas, la pierre poreuse comporte un à-plat à porosité plus fine qui sert de support à la couleur.

Certaines pierres tombales comportent des sentences, des maximes, la description des circonstances de la mort du défunt, les particularités de son caractère. Nous en donnons quelques-unes à titre d’exemples.

• Hélas ! je suis comme une fleur attristée qui a fleuri trop tôt et qui s’est vite fanée, comme une rose sous le soleil ardent.
• Loin de chez moi, les fleurs serbes ne fleuriront pas sur ma tombe. Dites aux miens que je ne reviendrai jamais.
• Il fut tué malgré lui par la main du gendarme en présence des autorités. (II s’agit d’une exécution, ce qui est exprimé elliptiquement.)
• Approche-toi, frère aimé et voyageur, je ne t’en veux pas. Regarde où repose ma jeunesse.
• Ici repose calmement Kruna, première épouse de Ljubomir Tedic. Fatiguée. elle a voulu prendre du repos. Qu’elle nous pardonne d’avoir péché. L’époux éploré Liubomir et sa seconde épouse Ljubovanka.
• Je me repose ici, tandis que tu me regardes, Je voudrais que tu sois à ma place afin que ce soit moi qui te regarde.

Aucun désespoir ne se dégage de ces pierres tombales, où transparaît néanmoins une certaine mélancolie, beaucoup de sérénité, une acceptation résignée du sort qui fut parfois injuste, une certaine philosophie simple de la vie et de l’humour.

Ces œuvres sont en train de mourir à leur tour d’une seconde mort sous la menace des intempéries.

Douchan Stanimirovitch
Gazogène n°14-15